Article de Claudine Chevrel, (Conservateur en Chef à la Bibliothèque Forney), paru dans la revue SABF (Sté des Amis de la Bibibliothèque Forney) 2012 - Bulletin n° 194
Entre 1820 et 1878 paraissaient les beaux albums de lithographies "Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France", signe le plus spectaculaire du besoin ressenti alors d’explorer les richesses patrimoniales de la nation.
C’est la Normandie qui ouvre l’entreprise, la Bretagne n’apparaît qu’en 1845, mais son attraction croît rapidement, car elle satisfait aux goûts du romantisme, puis aux recherches du réalisme dans les registres humains et paysagers. Et le thème breton s’installe aux cimaises des Salons pour longtemps, de Boudin à Monet, de Picasso à Bazaine. Tantôt des artistes viennent y travailler après avoir occupé la vie artistique avec éclat, comme les Fauves assagis, tantôt ce sont les expérimentations menées en Bretagne qui mènent aux audaces.
Il ne s’agit pas, dans l’ouvrage de Denise Delouche, de suivre seulement les peintres célèbres, mais d’approcher aussi des peintres moins connus ou totalement inconnus, ceux que la critique appelle "les petits maîtres" qui réservent parfois de belles surprises. La vogue du sujet breton a été entretenue par le long retard économique du pays et le maintien de ses originalités vestimentaires. Les intellectuels ont protesté très tôt contre l’image jugée dévalorisante de leur pays, mais ceux qui vivent du tourisme l’ont adoptée.
L’ENTRÉE EN PEINTURE
La Bretagne des Romantiques
C'est à la charnière du 18e et du 19e siècle que la Bretagne commence à intéresser les peintres, avec le développement de la celtomanie, en réaction contre la tradition gréco-latine, et la soif de connaître l’histoire de la Gaule et le besoin d’explorer les racines plus lointaines de la culture française. Pointe extrême du continent européen, la péninsule bretonne apparaît comme un terrain privilégié : on croit alors y trouver la survivance intacte de la langue, des coutumes, de la race même des peuples de la Gaule. Menhirs et dolmens évoquent druides et sacrifices sanglants, comme Chateaubriand les a décrits dans "Velléda" en 1810.
Mais la Bretagne s’introduit dans l’actualité picturale parisienne par l’évocation grandiose de ses principaux ports sous les pinceaux de spécialistes de la marine, Jean-Philippe Crépin et Jean-François Hue, chargé d’achever la série des ports de France commandée par le roi en 1753, à Joseph Vernet. Si les premières vues brestoises sont purement descriptives, la représentation du port de Saint-Malo en 1798 offre au premier plan un naufrage et une scène de sauvetage, occultant même la représentation de la ville. Hue continuera dans cette veine de dramatisation, naturelle ou historique, pour pimenter ses grands tableaux officiels, répondant aux modes et contribuant à la réputation naissante d’une province terre de violence. Dans leur série gravée des ports de France, les frères Ozanne, marins et ingénieurs navals autant que peintres, insistent au contraire sur la configuration des bassins, les types de navires, avec, au premier plan, quelques autochtones aux costumes dessinés avec exactitude. Leur élève, Pierre Gilbert, va se spécialiser dans le combat naval, genre hautement apprécié, car les sujets ne manquent pas dans l’histoire des mers bretonnes. L’excès de dramatisation et de violence, la facilité des effets lumineux seront répétés à satiété.
Une réalité provinciale plus ordinaire existe en parallèle : à Quimper, où il enseigne le dessin, François Valentin illustre "Voyage dans le Finistère" des premiers témoignages connus sur les costumes de Cornouaille ; son beau-frère Olivier Perrin publie une magistrale "Galerie des mœurs, usages et costumes des Bretons d’Armorique, surtout de la région de Quimper". En plein néoclassicisme, un peintre de formation savante a donc osé une telle thématique, esprit des Lumières et politique de l’Académie celtique aidant. Son originalité est indéniable quand on pense à la façon très fausse dont les Boucher, Greuze ou Lépicié ont représenté le monde paysan. Des notes prises par des voyageurs témoignent à leur façon de cet éveil d’une province lointaine : le voyage de J.M.W. Turner en 1826 s’accompagne de croquis et d’aquarelles, Victor Hugo en 1834 et 1836 engrange dans sa mémoire des impressions bretonnes qui resurgiront plus tard, magnifiées par le souvenir, dans "Les travailleurs de la mer" ou "Quatre-vingt-treize". Corot sillonne tout le pays et réalise de brefs croquis, au hasard des rencontres.
Bien différentes sont les moissons des peintres envoyés en mission par un éditeur pour fournir des documents sur un sujet précis aux graveurs ou lithographes chargés de les interpréter. La découverte de la Bretagne par les artistes correspond à la floraison de beaux albums lithographiques que l’amateur peut se constituer par livraisons. Le baron Taylor, promoteur des "Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France" donne directives et itinéraires à ses « dessinateurs de vues », dont les principaux viennent de Paris. Les esquisses proposées laissent souvent les lithographes compléter le document et les "faiseurs de bonhommes" ajouter l’animation depuis Paris. Des éditeurs nantais chargent Hippolyte Lalaisse d’une grande enquête sur le costume breton : "la Galerie armoricaine" paraît de 1844 à 1846 et met en lumière l’extraordinaire richesse des costumes et leur diversité. Il sait centrer son attention sur la pièce importante du vêtement, la coiffe, mais aussi les poches et les revers de manches pour les hommes. Il a choisi les costumes d’une riche paysannerie, et ne succombe pas aux clichés en cours (ni chouan, ni pilleur de mer !).
Genre pictural considéré comme mineur, le paysage va accéder à la "grande peinture" et la province attirer les peintres en mal de pittoresque (menhirs, dolmens, mais aussi héritage médiéval, l’aspect primitif des sculptures des calvaires ou des ossuaires en étonnant plus d’un). Mérimée conclut son inspection d’un jugement sans appel : "le druidique est inexplicable, le gothique inférieur, le roman inexistant, le romain insignifiant". Les vieilles rues, rendues familières par les lithographies d’Eugène Ciceri dans les "Voyages pittoresques et romantiques" séduisent Isabey comme Jongkind. D’autres peintres privilégient les scènes de tempête : nuées sombres et tumultueuses, mer écumante, terreur des naufragés… La violence des mers déchaînées va longtemps être associée à l’image de la Bretagne. D’autres stéréotypes se créent : à cause du roman de Balzac "Les Chouans", paysan, chouan et breton deviennent synonymes ; la lithographie vulgarise le thème de la piété populaire avec des scènes de prière devant une croix (même Devéria y va de sa grande composition théâtrale). Seul Corot possède une personnalité assez forte pour résister à l’attrait facile du dépaysement dans l’espace et dans le temps.
LE XIXe SIÈCLE DE L'ACADÉMISME À L’IMPRESSIONISME
La Bretagne dans la grande peinture
La carrière d’un peintre dépend de son accès à l’exposition dite "des artistes français" qui reste jusque dans les années 1880 l’unique occasion de séduire l’amateur et de décrocher médaille, achat ou commande. Le jury privilégie le grand format et le sujet noble, vérifiant l’application des principes académiques du beau dessin et de la finition. Il en résulte une relative parenté stylistique de bien des tableaux et une sorte de consensus autour d’un réalisme sage. La peinture d’histoire, sujet noble par excellence, souffre de l’épuisement des sujets : l’histoire de la Bretagne pendant la période révolutionnaire va lui apporter un semblant de renouveau. Dans les années 1880, à l’approche du centenaire de la Révolution, le sujet, qui a perdu sa charge émotionnelle, devient une mine très riche. Cette peinture narrative plaît : de tels tableaux doivent être éloquents, aisément compréhensibles, ainsi "Sauveur, le héros breton" meurt-il au pied d’un calvaire, martyr républicain abattu par des chouans haineux. Le Breton est pour longtemps catalogué catholique, royaliste et soldat.
Des artistes bretons abordent dans les grands formats destinés au Salon des thèmes puisés dans les contes et les chants perpétués oralement par les bardes au cours des veillées. "Lavandières de la nuit", "Vapeurs de la nuit", dans ses œuvres, Yann Dargent revendique le rôle de chantre des traditions régionales. Élégante bourgeoise du demi-monde adossée à un dolmen, ou fière Gauloise jouant de la harpe dans la tempête sur un frêle esquif, les Velléda continuent à ponctuer les Salons parisiens tant l’héroïne de Chateaubriand a marqué les esprits. Sous l’influence de l’immense "Enterrement à Ornans" de Courbet, les Bretons accèdent aussi aux grands formats avec de longues frises de cortèges religieux ou de travailleurs de la mer, encore idéalisés. Le pardon breton inspire aussi la grande peinture, car la magnificence des costumes est une motivation aussi forte pour l’artiste que le message religieux ! En 1869, le "Grand pardon breton" de Jules Breton, tableau sobre qui exprime l’intensité de la ferveur religieuse, fait l’unanimité. Mais Eugène Boudin ou Charles-Pierre Poussin succombent au plaisir du pittoresque en s’attardant sur la somptuosité des costumes. Le paysage de grand format est le dernier domaine où s’essaient les peintres les plus traditionnalistes, un paysage non plus composé comme autrefois, mais observé au plus près de la nature. Les tableaux sont élaborés en atelier à partir de dessins et d’esquisses faites en plein air.
Presque tous les grands tableaux acceptés au Salon tentent la synthèse entre un académisme moribond et un réalisme d’abord dénoncé et bientôt triomphant. L’accueil fait aux sujets paysans de Millet et de Courbet livre la trame dans laquelle les sujets puisés en Bretagne s’insèrent. Le paysan breton est porteur de pittoresque, et ce pittoresque est d’autant plus apprécié qu’il est l’émanation d’une campagne préservée. Alors que les paysans de Millet sont perçus comme une menace à l’ordre social, la misère des Bas-Bretons est primitive et inoffensive puisque cantonnée dans ces lointains armoricains. Dans l’œuvre d’Adolphe Leleux, par exemple, le choix du pittoresque vestimentaire, de l’anecdote et des moments festifs est une constante. À cette vision optimiste, s’oppose une vision plus sombre où le paysan, surtout l’homme, est immanquablement rustre, primitif, grossier, laid quand il n’est pas sauvage. Élie Delaunay, Gauguin et Monet savent échapper aux idées reçues, et composent les portraits pleins de dignité de travailleurs ruraux, aussi étrangers au pittoresque qu’au chouan. Contrairement au sujet masculin, la Bretonne est presque toujours jeune et jolie, car les peintres essaient d’embellir leur modèle en pensant à l’antique ou à Raphaël. Jules Breton, William Bouguereau sont les spécialistes de ces visions idylliques et la démarche idéalisatrice entre alors en conflit avec la spécificité régionale.
La Bretagne apparaît comme une terre préservée où se maintiennent les vertus du travail et de la piété, loin de la ville et des secousses révolutionnaires. On y vit simplement au contact de la nature, les femmes vaquent à leurs tâches ménagères dans le calme du foyer. Dans des intérieurs rustiques (où cuivres, assiettes et images pieuses traduisent une certaine aisance), les artistes aiment représenter la famille réunie autour du nouveau-né ou du mort. Ils privilégient les moments festifs qui contribuent à ancrer cette vision idyllique de la vie rurale. Cette utopie rustique s’enrichit du volet religieux car la morale chrétienne est garante de cette concorde sociale. Pour l’historien et l’ethnologue, tous ces tableaux qui semblent vrais doivent être scrutés avec un œil critique car on sait que des peintres ont acheté des costumes et en ont habillé des modèles parisiens.
À partir de 1860, la fidélité des artistes à un lieu aimé entraîne un approfondissement de la vision, la compréhension de l’autre, de ce Breton dont le voyageur pressé n’avait perçu que l’étrangeté. Dans les ports, ils comprennent le vécu des pêcheurs et partagent leur vie. Avec "Une sardinerie à Concarneau" le Danois Peter Kröyer réussit un sérieux document sur le caractère artisanal du travail, les ouvrières et leurs coiffes. Jean-François Raffaëlli livre un constat impitoyable de rusticité primitive avec un portrait de famille de paysans campés presque grandeur nature, isolés dans leur mutisme sur le fond abstrait d’un mur. Théodule Ribot réalise un sombre portrait collectif qui dénonce le poids de la misère dans une manière noire caravagesque. Dénonciation et apitoiement se conjuguent parfois, mais plus nombreux sont les artistes qui cherchent à émouvoir avec de lourdes silhouettes de veuves de marins péris en mer, drapées dans leurs capes de deuil. Ces tragédies individuelles accumulées appellent la comparaison avec la passion de la Vierge.
Les lumières bretonnes
Autant, dans la plupart des thèmes humains, la peinture de la Bretagne tend à se singulariser, autant dans le domaine du paysage, elle rejoint les devenirs de l’Impressionisme guidé par l’intérêt croissant pour la lumière. Une progression semblable se note sous le pinceau de paysagistes bretons, parfois très attachés à leur région, et de "hors venus" souvent fidélisés par la richesse des ciels et la qualité de lumières renouvelées à l’infini. L’incessant cortège nuageux du ciel pose une des gageures les plus stimulantes de la peinture. Campagnes arborées, ports tranquilles ou grèves désertes, tous les paysages sont occasions d’exercices. Le nantais Charles Roux va faire son sujet de prédilection de la Basse-Loire et des prairies marécageuses de l’estuaire. Il peint sans se lasser soleils levants et couchants, effets d’orages et levers de brume. Certains préfèrent retrouver les mêmes paysages, reprendre les mêmes points de vue : Henri Saintin répète à l’infini les gelées blanches, les ruisseaux après la pluie, les matinées d’avril, rosées ou pluies d’automne… Une seule impression, lors d’un bref séjour, peut aussi déclencher le besoin de pérenniser un instant d’émotion devant la beauté d’un ciel. La question de la figure dans le plein air a été au cœur des recherches novatrices. Les Impressionnistes la résolvent en désintégrant les silhouettes, en les réduisant à quelques touches, les artistes moins audacieux tentent de ménager tant soit peu le dessin et la forme.
Entre 1855 et 1897, Eugène Boudin est venu souvent en Bretagne ; il n’y voit d’abord que le pittoresque et multiplie les croquis documentaires, les dessins de silhouettes typiques. Puis la magie des ciels bretons agit, qui correspondent à sa quête passionnée de la lumière, et il finit même par épouser une originaire du Faou grâce à laquelle il va être immergé dans le monde paysan. Dans les maisons où il est reçu en familier, il aborde un sujet nouveau, la pénombre, et loin de chercher à décrire mobilier et objets de ces intérieurs paysans, c’est la rivalité de l’ombre et de la lumière qui le fascine. Monet, lui, n’est venu qu’une seule fois, en un seul lieu, Belle-Île, dix semaines durant. Les changements liés aux marées, l’instabilité météorologique et la rapidité des changements de lumière l’obligent à mettre plusieurs toiles en chantier, chacune réservée à un effet particulier, ce qui marque une étape importante dans son évolution vers une démarche sérielle. Dans ces paysages de rochers et de mer exempts de toute présence humaine, il use de tons purs que le mélange optique diversifie, mais aussi de tons mélangés. Dans ses cinq sujets de tempête, les touches emportent dans le même échevèlement mer, ciel et rochers.
Pour Renoir, la Bretagne est une étape parmi les pays qu’il visite en quête de renouvellement, et les deux tableaux qu’il y peint témoignent d’un souci nouveau de la ligne, d’un contour net, même si les légères touches de peinture restent impressionnistes.
Quant au jeune Paul Signac, son séjour à Saint-Briac lui permet d’expérimenter les théories sur la couleur : ses compositions, plus rigoureuses, s’organisent par plans corrigés dont chacun correspond à un réseau spécifique de touches chargées d’exprimer l’herbe, l’eau, le roc. D’autres artistes convertis au néo-impressionnisme découvrent la région et la peignent "aux petits points" : Théo Van Rysselberghe, Maximilien Luce ou Émile Bernard.
L’entracte fondateur : Pont-Aven et le Pouldu
La naissance d’un centre pictural
Quand Gauguin arrive à Pont-Aven en 1886, le village est déjà investi par les artistes depuis une vingtaine d’années et il ne fait que suivre la vogue. Les premiers à s’installer ont été des Américains, dès 1865, sous la houlette de Robert Wylie qui présente aux Salons des œuvres de grand format, aux compositions savamment calculées, regroupant nombre de personnages autour d’un épisode quasi théâtral. Rien de bien novateur, donc. Ses élèves choisissent des sujets plus simples, puisés dans la vie quotidienne. Les paysagistes comme Louis Cabat ou Louis Pelouse, sont les plus nombreux. La population sait rapidement s’adapter : les femmes acceptent de poser, des habitants louent chambres et ateliers, les hôtels pratiquent des prix modérés. L’auberge Gloanec, où s'installe Gauguin, va devenir la maison des novateurs alors que l’hôtel Julia reste celle des "académistes". Concarneau offre le même caractère cosmopolite.
Étant donné cette orientation de la majorité des artistes autour d’un réalisme sage, l’arrivée d’un impressionniste (Gauguin vient de participer à la dernière exposition du groupe) ne peut que faire sensation. D’autant que la personnalité de l’artiste en impose vite aux plus présomptueux et que son audace picturale séduit les plus jeunes. Gauguin, son ami Émile Shuffenecker et Émile Bernard travaillent séparément mais leur technique est parente : longues virgules souples et mouvantes chez Gauguin, petites touches carrées chez son ami, points et traits parallèles chez Bernard. Gauguin souhaite rompre avec la spontanéité impressionniste et ne peut adhérer aux aspects scientistes du néo-impressionnisme, aussi des orientations nouvelles apparaissent-elles dans sa peinture désormais travaillée à partir de croquis et de grands dessins élaborés.
Les bouleversements
C’est en 1888 que les œuvres décisives sont peintes, que l’ascendant de Gauguin s’impose, qu’autour de lui un groupe mouvant se constitue, que la fameuse école dite "de Pont-Aven" devient réalité vivante. Quand il revient en Bretagne après son séjour en Martinique, Gauguin est prêt à toutes les audaces et ne peut plus se satisfaire d’une peinture simple transcription de la réalité vue et observée. Une intense collaboration avec Émile Bernard va déboucher sur deux oeuvres majeures. Véritable provocation picturale, "le Pardon à Pont-Aven" de Bernard énumère sur un fond vert de prairie qui remplace le ciel, des personnages isolés disposés au mépris de toute perspective, avec en bas deux têtes féminines coupées par le cadre. La hardiesse de la simplification est soulignée par un cerne réducteur, le tout avec une apparente maladresse qui ajoute un parfum de naïveté populaire. Œuvre longuement mûrie, "La Vision du sermon" de Gauguin présente la même audace de cadrage, une semblable négation de l’espace perspectif et une audacieuse référence aux estampes japonaises avec l’arbre qui sabre la diagonale. Mais surtout le rouge puissant, totalement irréaliste, introduit une autre dimension, celle de l’imaginaire. Ces deux tableaux inaugurent un style radicalement nouveau, le "cloisonnisme" ou "le synthétisme" selon le mot de Gauguin à la recherche de "la synthèse d’une forme et d’une couleur".
Ces propositions sont d’une telle force novatrice, elles répondent à un tel besoin de changement qu’elles génèrent aussitôt enthousiasme et adhésions. Des artistes, venus individuellement, attirés par la réputation de Pont-Aven, se retrouvent autour de Gauguin. Ce groupe est mouvant, fait de relations personnelles facilitées par la proximité. Les discussions sont vives sur les avantages à travailler de mémoire, sur la nécessité de se libérer du modèle "nature", de hausser les couleurs, de simplifier, d’utiliser les couleurs complémentaires. Gauguin n’hésite pas à donner de vraies leçons, son ascendant vient aussi du fait qu’il soit lui-même en constante recherche. Cette interrogation permanente est sans doute l’un des facteurs de sa séduction auprès des jeunes : il n’est pas arrivé, il n’impose pas une formule établie. Une véritable émulation s’installe, car il n’hésite pas à s’enthousiasmer devant les œuvres de ses amis.
La stylistique nouvelle
C’est sans doute l’exaltation de la couleur qui a le plus frappé les contemporains. Elle est haussée, rêvée, arbitraire. Brisant avec les habitudes, on ne cherche plus à reproduire, mais à donner un équivalent. Elle peut être disposée en aplat intégral, à l’instar de l’estampe. Les Nabis adoptent le principe de l’exaltation de la couleur mais ils lui ajoutent l’idée des «belles harmonies infiniment variées comme la nature». À cette couleur simplifiée correspond une ligne épurée, allant à l’essentiel, comme celle des estampes japonaises. Si Bernard utilise beaucoup le cerne pour souligner le dessin, il n’est jamais d’emploi systématique. Dans le contexte contemporain où le Modern Style devient mode, cultiver la ligne pour ses qualités d’arabesque est une voie. Maurice Denis insiste sur le fait qu’un tableau doit rester une surface plane, alors que, depuis le XVe siècle, le peintre occidental s’est efforcé de donner l’illusion de la troisième dimension par des recettes faisant appel à la géométrie ou à la couleur. Dans cette reconstruction de l’espace, l’artiste se libère volontiers de la règle traditionnellement respectée de l’unicité de point de vue, qui était indispensable pour établir une perspective géométrique. L’aplat coloré, le cerne, l’affirmation du plan de la toile entrent en conflit avec la façon traditionnelle de suggérer les volumes. Pour la mise en page, sont envoyées aux oubliettes les règles qui s’imposaient aux candidats du Salon : vraisemblance, équilibre, symétrie… Le rapport au cadre est souvent mis en valeur, soit en le niant, soit en le soulignant. Émile Bernard a multiplié ce type de mise en page, y ajoutant le traitement caricatural des visages coupés en très gros plan. A contrario, le cadre peut être mis en valeur par une composition qui en reprend les bords. Dans le domaine de la dissymétrie, le portrait qu’a fait Gauguin de "La Belle Angèle" est l’une des compositions les plus pensées et les plus originales.
Dans cette peinture synthétiste, le sujet (la nature et les hommes) est soumis à une liberté totale d’interprétation de l’artiste qui s’intéresse peu à la logique du vécu. Bernard et Gauguin dédaignent les anecdotes et ne prennent pas en compte les réalités sociales, jouant continuellement du principe de transposition. L’image peut signifier ce qu’elle représente mais peut suggérer des significations autres, la forme plastique créant le dépaysement poétique en incitant à aller au-delà, à rêver. Les personnages n’en conservent pas moins leur caractère énigmatique. Peindre avec des moyens simples des êtres simples n’est-il pas le meilleur moyen d’exprimer des caractères essentiels du monde rural breton, sans le secours de l’anecdote et au-delà de la description banale ? Dans cette remise en question de l’héritage, il y a le désir de retrouver la virginité du regard et la simplicité des débutants, la solidité fruste des gravures pieuses ou de la sculpture sur bois. Gauguin apprécie chez les paysans de la région pauvre du Pouldu un caractère primitif qu’il rend par des maladresses de proportions voulues, une raideur. Rares sont les peintres qui disent avec autant de force simple la misère physique et morale. Impressionné par la foi populaire, c’est dans la compréhension profonde de l’art religieux breton, jusqu’alors méconnu et méprisé, qu’il va puiser les moyens d’un renouvellement. Il ne se contente pas de représenter, là encore, il transpose. Dans "Le Christ jaune", il transplante en plein champ le Christ de bois de la chapelle de Trémalo. Dans "Le Christ vert", c’est la piéta du calvaire de Nizon qu’il extrait de son contexte monumental pour le transporter près de la côte. L’étrangeté qui en résulte intensifie la force de ces figures.
Prolongements
Les prolongements de l’aventure sont les plus divers. Pour Émile Bernard, c’est le reniement total, autant à cause du dépit éprouvé en constatant que la critique ne le reconnaissait pas à la hauteur de sa propre estime qu’en raison de la superficialité de ses audaces. Pour Émile Jordan et Sérusier, qui restent fidèles à la Bretagne, l’expérience va se prolonger. D’autres vont y puiser les éléments fondateurs d’un style personnel, un classicisme repensé pour Maurice Denis, ou un retour plus ou moins net à des formules impressionnistes, pour Monet et Maufra. Gauguin a ouvert la voie symboliste que quelques-uns de ses amis vont aborder occasionnellement.
LE XXe SIÈCLE, SUITES ET RÉACTIONS
La Bretonnerie
La vogue picturale de la Bretagne se poursuit et sans doute s’amplifie au XXe siècle, sans grandes différences entre les années 1880 et les décennies ultérieures, au moins jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Le réseau ferroviaire a rapproché la péninsule et si le voyage reste long, il a perdu son caractère d’aventure. Les jugements implantés au 19e siècle à propos du poids de la tradition, de la piété, de la résignation sont devenus lieux communs et de grands tableaux acquis par l’État, déposés dans les musées bretons, les illustrent. Si "le Départ des Islandais" de Henri Dabadie ou "Les Victimes de la mer" de Charles Cottet sont des œuvres talentueuses, combien de "bretonneries" apparemment anodines fleurissent dans les salons : puits et lavoirs, fenaison et récolte, marchés et sorties de messe, attente et retour des pêcheurs, souvent pimentées d’anecdotes autour de l’idylle, de l’enfance ou de la mort. Les photographes reprennent la quête, autrefois menée par les lithographes, des paysages originaux et des sujets insolites. Robert Demachy, Charles Lhermitte font des centaines de clichés, maisons anciennes, dentellières et lavandières, marchés et pardons. De 1908 à 1929, le mécène Albert Kahn y envoie des missions, comme dans les pays les plus lointains, pour enrichir ses "Archives de la planète". La bande dessinée s’empare du personnage de la Bretonne brave, un peu demeurée, sous les traits de Bécassine, portait généralisateur et dévalorisant de toute une province. Les affiches de chemin de fer reprennent les éléments iconographiques les plus connus, avec de jolies Bretonnes en costume sur fond de paysage, épousant les stéréotypes des tableaux. Plaquettes, guides, livres illustrés orientent le touriste de façon plus ou moins sérieuse.
Alors, la Bretagne s’adapte : développement hôtelier, aménagement balnéaire et festivités à l’intention des voyageurs. La fête folklorique remplace les réjouissances impromptues : Pardon des fleurs d’ajoncs à Pont-Aven, fête des Filets bleus à Concarneau, fêtes des Reines de Cornouaille à Quimper… où s’ouvre un musée ethnographique, avec une galerie des costumes composée de quarante-quatre mannequins, puis, en 1911, un intérieur paysan « typique » qui en fait rassemble meubles et objets de provenance et d’époque diverses. La carte postale diffuse aussi tous les stéréotypes de la bretonnerie, fileuse à la quenouille, mendiant dépenaillé, archidruide... Sans parler des souvenirs, poupées habillées à la mode des régions et décor dit "petit breton" produit par les faïenceries. Les boîtes de biscuits nantais Lefèvre-Utile utilisent le répertoire breton comme les fabricants de meubles qui agrémentent les buffets Henri II de paysans en costumes. Chantre de la bretonnerie, Théodore Botrel va écrire plus de mille chansons (dont la fameuse Paimpolaise) qui exaltent les vertus d’une Bretagne traditionnelle préservée des séductions de la ville. Les peintres suivent, en toute bonne conscience, car le folklore plaît aux amateurs. À Concarneau, Alfred Guillou et Théophile Deyrolle multiplient les sujets puisés dans la vie portuaire ou dans la campagne des environs, travaillés dans un naturalisme méticuleux. Fernand Le Gout-Gérard agrémente avec un succès croissant ses ports et ses marchés de personnages en grand costume, tout comme Henri Barnoin. Aujourd’hui encore, ces deux noms atteignent des sommets aux enchères. Le monde breton d’Ernest Guérin, nostalgique du Duché de Bretagne, est plus personnel avec ses personnages dessinés dans l’esprit de la miniature.
Les hôteliers affichent sur leurs murs cette bretonnité qui peut devenir un atout publicitaire, ainsi l’hôtel de Julia Guillou comme l’auberge Gloanec deviennent de vrais Salons de peinture où cohabitent les talents les plus divers. En 1906, à l’hôtel de l’Épée à Quimper, pour la première fois, un artiste encore peu connu, Jean-Julien Lemordant investit l’ensemble des murs dans un décor unitaire. La réussite est grande et d’autres hôteliers s’engagent dans la même voie. Les décors fleurissent autour des années 20 et jusqu’aux années 1950, comme si les Bretons eux-mêmes avaient décidé d’utiliser l’image superficielle de leur pays, non plus de subir, mais d’assumer leur originalité et de s’en faire gloire.
Mathurin Meheu a pris tôt conscience de l’évolution inéluctable qui allait mener à la disparition de l’originalité bretonne, sous l’action conjointe des chemins de fer, de l’instruction publique et du service militaire. Il est convaincu de la nécessité de témoigner, c’est le moteur de toute sa carrière. Sans être insensible au pittoresque, il élargit ses sujets au travail, explorant les travaux des champs, les activités des ports et des côtes, et les métiers de l’artisanat. Il échappe à la bretonnerie par le sérieux de son observation et la qualité humaine de son témoignage. Jean-Julien Lemordant a rompu avec Paris et mène, dans la solitude et l’observation passionnée des marins et des paysans, une sorte de reconquête de l’authenticité bretonne. Fidèle à l’esprit de Gauguin, il hausse les couleurs et appelle toutes les audaces pour traduire au mieux la force d’une nature violente et la résistance des hommes. En 1923, un groupe de jeunes artistes qui vont s’appeler Ar Seiz Breur (les Sept frères) décide de passer à l’action pour l’Exposition universelle des Arts décoratifs, et investissent une salle du pavillon de la Bretagne pour proposer un renouvellement des arts décoratifs, avec le souci d’accorder tradition et modernité. Pas moins de dix-huit églises et chapelles ont été décorées par l’un d’entre eux, Xavier de Langlais, entre 1931 et 1972. La foi et son attachement militant à son pays font de lui le principal décorateur religieux de son temps, d’abord dans le cadre de l’Atelier breton d’art chrétien, et pour les dernières œuvres avec la technique de la fresque. Les réactions touchent aussi le milieu nantais : Michel Noury anime le groupe régional indépendant et cultive une peinture haute en couleurs, pleine d’humour et de fantaisie où esprit populaire et poésie cohabitent.
Géographie lacunaire des peintres de Bretagne
Les centres picturaux nés à partir des années 1860 continuent à attirer. Douarnenez, surnommé le "Barbizon breton" se survit. Jules Breton n’y vit plus mais beaucoup d’artistes y passent en voisins (Moret, Maufra ou Chamaillard) ; Paul Abram et Maurice Le Scouëzec s’y fixent, ainsi que Désiré-Lucas. En 1913, Henry Cheffer y fait construire son atelier face à la mer et revient tous les ans enquêter sur les intérieurs marins et paysans. Dans la seconde moitié du siècle, c’est le poète Georges Perros qui s’installe à Douarnenez et le peintre René Quéré y peint à demeure. En 1929, deux artistes viennent y travailler de concert, le Quimpérois Max Jacob et l’Anglais Christopher Wood. En s’inspirant de cartes postales de processions et de danses, le premier peaufine sa technique en mêlant gouache et pastel et soigne les détails. À Camaret, dans son étonnant manoir du Boultous, Saint-Pol-Roux, le poète, même un peu oublié, reçoit beaucoup de visiteurs.
Concarneau est devenu très tôt une véritable cité d’artistes et la proximité de Pont-Aven a fait que les artistes étrangers ont découvert les charmes de la ville-close. Les peintres qui plantent leur chevalet sur le quai sont si nombreux qu’ils deviennent eux-mêmes une curiosité touristique. Le néo-zélandais Thompson peint des pêcheurs puissants et trapus, des chevaux prêts au travail dans des compositions simples, sans pittoresque ni anecdote, exprimant une vitalité rustique et puissante. Charles Fromuth est l’artiste d’un thème, le port avec le départ et le retour des bateaux, les filets qui sèchent et les jeux de la lumière. Le caractère japonisant des formats allongés et des cadrages dissymétriques lui plaît et il acquiert une maîtrise totale du fusain puis du pastel.
Pont-Aven vit sur sa réputation et pérennise l’accord entre la séduction du site et la qualité de l’accueil. Nombreux sont les artistes qui font le pèlerinage en mémoire de Gauguin. Après l’installation de Théodore Botrel, la folklorisation gagne. Une nouvelle génération s’installe chaque été, souvent des amis qui partagent les repas : Clairin occupe l’atelier de Lezaven et se lie d’amitié avec Sérusier. L’oranais Marcel Gonzalez s’est épanoui à Pont-Aven qu’il ne quitte pas de 1962 à sa mort en 2001. Il fait des portraits, peint des scènes de café et des plages. Peintre d’atelier, il cultive sa mythologie personnelle : compositions denses et animées, personnages truculents, dans un réalisme expressionniste aux couleurs sourdes. À l’intérieur du pays, les lieux attractifs pour des séjours répétés sont rares. Le Faouët attire par sa sérénité silencieuse, survivance d’une Bretagne immuable, animée par des pardons et des marchés hauts en couleurs.
Sur la côte septentrionale, du Goëlo et du Trégor se succèdent un certain nombre de sites qui retiennent plus ou moins longtemps les artistes. Henri Rivière est venu depuis sa découverte de Saint-Briac en 1884 : il a aimé travailler à Saint-Cast et Perros et c’est à Longuivy, près de Paimpol, face à Bréhat, qu’il installe sa maison. La beauté et l’étrangeté de cette côte, avec l’impressionnant chaos des granites roses et les amples plages à l’abri des caps rocheux, vont en séduire plus d’un. En 1913, de jeunes cubistes y confrontent leur théorie au réel fantasmagorique. Maurice Denis y achète une maison en 1908 et le cadre rocheux se prête au renouvellement des sujets mythologiques et aussi religieux. Il y rêve les joies de l’âge d’or et l’épanouissement des corps sur les plages ensoleillées. Mais il y place aussi la solitude du Christ ou la résurrection de Lazare.
La diversité des regards.
Certains artistes s’attachent aux permanences, avec des allégories et un classicisme repensé. Ainsi, pour la salle d’honneur du Pavillon de la Bretagne à l’Exposition internationale de 1937, Jean Bouchaud est chargé d’une grande peinture évoquant la pêche et l’agriculture. Elle allie la tradition avec une femme monumentale en large robe et longues nattes et une toute relative modernité dans la dispersion des éléments figuratifs à différentes échelles sur fond rouge et vert. Jusqu’en 1968, le système artistique fonctionne de la même façon qu’au siècle précédent. Un artiste très attaché à la Bretagne illustre cette permanence, Lucien Simon, élève de Bouguereau, qui fait du pays bigouden son champ d’étude jusqu’en 1945 : ses grands tableaux soigneusement élaborés, très pensés, construisent un répertoire humain et social, avec les fêtes, le brûlage du goémon, la mort du cochon et quelques scènes d’intérieur. D’autres, comme Bonnard ou Vuillard, préfèrent les formules de plein air. La traque des fugacités lumineuses commande les démarches de Henri Le Sidaner, Gustave Loiseau et Constantin Kousnetzoff. Tout se passe comme si l’Impressionisme finalement adopté et ensuite le Fauvisme et sa revendication de la force des couleurs avaient libéré les paysagistes de tout niveau, jusqu’aux amateurs, leur permettant tous les réalismes possibles, du plus mimétique au plus libéré du modèle.
Parfois, la volonté d’échapper au pittoresque breton si porteur libère l’artiste qui peut développer des tendances expressionnistes. Polonaise, Mela Muter n’a fait que "visiter" le pays, le temps de fixer les corps fatigués, les mains noueuses. Jean-Georges Cornélius a fini par se fixer non loin de Paimpol. Converti au catholicisme, il se trouve en totale harmonie avec la piété simple et profonde. Dans ses paysages, la nature est hivernale, arbres têtards et chaumières tapies au sol sous d’immenses ciels alourdis de nuages. Étranger à tous les clichés, il exprime le déchirement des séparations, la soumission des femmes aux bonheurs écourtés. Sa peinture aux mises en scène efficaces, au graphisme sous-jacent toujours visible, dense et violent, aux couleurs économes, s’apparente aussi à l’expressionnisme. Les intérieurs d’églises bretonnes de Georges Rouault sont d’une rusticité simple et paisible ; par contre, sa vision de la baie des Trépassés est d’une violence macabre impressionnante.
La Bretagne a aussi ses artistes, souvent autodidactes, ceux que l’on appelle "naÏfs" et ceux qui choisissent les dérives de la poésie et du rêve, comme Jean Frélaut, Jules Lefranc et Simone Le Moigne. Jean Hugo, arrière petit-fils du poète, est autodidacte, mais formé dans un milieu cultivé familier des peintres et des écrivains. Dans l’Ouest, seule Nantes peut retenir ses artistes, avec son école, ses associations, ses galeries, et son public d’amateurs aisés. Son musée s’ouvre à l’art contemporain, des galeries soutiennent les créateurs. Il n’est donc pas étonnant que le surréalisme et l’abstraction y connaissent des développements intéressants.
L’ATELIER BRETON : DES PETITES PIERRES DANS L'ÉCLOSION DES NOVATIONS
Les rapports de la Bretagne avec l’avant-garde parisienne sont plus complexes qu’il n’y paraît. Parfois ils correspondent à des lieux, Perros, Nantes, Argenton, mais les relations importent autant. S’y mêlent artistes, visiteurs et bretons. La séduction de la Bretagne, sa réputation de terre propice à la création entretenue dans les ateliers parisiens, font que presque tous les chercheurs de voies nouvelles y sont venus le temps d’un ou plusieurs étés. Autour de 1900, dans la phase de réflexion sur les acquis de l’Impressionnisme et dans la recherche d’une autre libération de la couleur, Henri Matisse, Jean Puy, Georges Braque, Robert Delaunay ont travaillé en Bretagne. Parmi les Fauves, beaucoup sont revenus maintes fois : dans les années 20, Louis Valtat, Albert Marquet ; dans les années 30, Othon Friesz, Charles Camoin, Henri Manguin, André Derain, Vlaminck... Tous, après l’éclat de 1905, se posent la question fondamentale du rapport à la nature, d’autant que l’abstraction est apparue.
Avec ses chaos rocheux, Ploumanach était presque prédestiné à servir de cadres à des recherches cubistes menées par Le Fauconnier, Yves Aix, André Favory, Conrad Kickert. Marcoussis ne vient en Bretagne qu’après les développements du cubisme : une série de natures mortes présente un espace aplati, des objets aux factures différenciées, composition homogène dans une gamme resserrée. Alors qu’il a déjà opéré un retour au classicisme ingresque, Picasso vient en famille à Dinard dans les années 1920, mais, en 1928, la plage redevient arène sexuelle et les jeux de plage donnent lieu à de violentes déformations. Les Surréalistes, aussi, viendront en terre bretonne : en 1915, André Breton mobilisé est à l’hôpital militaire de Nantes où il rencontre Jacques Vaché. Dans "Les champs magnétiques", il laisse sourdre des éclairs de mémoire de son enfance à Ploufagran. En 1925, Max Ernst se trouve à Pornic où la pluie l’empêche de sortir de sa chambre d’hôtel. Fasciné par les rainures du parquet en bois brut, il les estampe sur du papier et crée ainsi le frottage surréaliste ! Yves Tanguy va se forger un univers pictural auquel les origines bretonnes ne sont pas étrangères. Son monde est onirique, fait d’une étrange germination marine dans un espace où il y a un bas et un haut, et où d’indéfinissables petites formes, minérales ou organiques, sont suivies de légers voiles ou accompagnées d’ombres brutales, escortées de fines lignes claires.
À Nantes, dans cette atmosphère de l’entre-deux guerres propice aux audaces, quelques artistes tentent des formules abstraites ; de même, certains adeptes du Nouveau Réalisme et des Nouvelles Figurations passeront par la Bretagne. Le Briochin Raymond Hains et le Quimpérois Jacques Villeglé sympathisent à l’École des Beaux- Arts de Rennes en 1945. Le dernier, originaire d’un pays de menhirs et d’enclos paroissiaux, commence par arracher des affiches à Saint-Brieuc, puis il récupère des déchets du Mur de l’Atlantique. Daniel Spoerri s’intéresse aux fontaines guérisseuses et quatre voyages seront nécessaires pour rassembler "La Pharmacie bretonne, collection de 7 eaux des fontaines sacrées", une armoire où chaque bouteille contenant l’eau prélevée est numérotée et localisée, les volets étant tapissés de photographies. Du Fauvisme à la Nouvelle figuration en passant par les abstractions et le Surréalisme, la contribution de la province armoricaine aux novations est riche et variée.
Entre XXe et XXIe SIÈCLES : LA CONTINUITÉ DE GRANDES THÉMATIQUES
L’activité picturale en Bretagne est aujourd’hui très riche et très diverse, il est bien difficile d’en faire le tour. Elle s’ancre dans la valorisation du passé et s’épanouit dans des propositions qui participent des explorations contemporaines. Depuis les années 1970, le complexe de Bécassine a disparu chez les Bretons. Le succès des musiciens, en accord entre enracinement et modernité, a ouvert la voie. Dans les musées, on a découvert les peintures qui dormaient dans les réserves. Les deux grands musées spécialisés dans le patrimoine, musée de Bretagne à Rennes, musée départemental breton à Quimper intègrent les peintures représentatives du pays. L’ouverture spectaculaire des musées bretons à l’art d’aujourd’hui date de la même époque : Villeglé, Camille Bryen, Geneviève Asse, Tanguy, Bazaine ou Tal-Coat ont droit à des expositions personnelles. Des groupes d’artistes se créent, Saint-Brieuc lance une biennale d’art contemporain ; dans la région de Pontivy, grâce à "l’Art dans les chapelles" des artistes investissent des chapelles généralement fermées. Le pittoresque humain et la bretonnerie sont désormais hors champ, il n’y a plus d’archaïsme breton. Des artistes, comme Bernard Buffet à Saint-Cast et Norbert Nüssle dans le Léon reviennent pour l’été. Les mégalithes fascinent des artistes comme Gromaire, Arp, Ben Nicholson ou Loïc Le Groumellec. Gilles Aillaud, Jean Renault, Ricardo Cavallo , Alechinsky tentent d’exprimer la force du roc. Jean Vaugeois et François Dilasser naviguent entre mer et rivage, figuration et abstraction. Bazaine, Manessier, Lapicque trouvent dans l’expression de l’énergie marine des moteurs essentiels à leur progression. Autant l’image picturale que l’on retient de Tal-Coat est le roc et les failles, autant celle que nous laisse Geneviève Asse rappelle le ciel. Dans son travail sur les bleus, sa peinture est lisse, sans effets de matière, avec d’invisibles transparences, et invite à la contemplation silencieuse.
L’histoire des peintres de la Bretagne a commencé avec la découverte de la péninsule par des artistes étrangers au pays qui ont imposé et exporté "leur" image de la province par une interprétation plus ou moins approfondie. Sa réputation s’est construite à Paris surtout, dans un sens positif (paysages et ciels tourmentés) ou négatif (retards de société paysanne, drames du monde marin). Les artistes autochtones ne sont jamais totalement absents, mais la modestie des carrières, la marginalité des sujets font que leurs voix ne sont guère entendues. Au XXe siècle, les peintres bretons sont nombreux, certains renommés, mieux à même d’imposer une autre vision et de réagir contre le phénomène de bretonnerie, mais le qualificatif "breton" peine à s’accorder avec l’expression picturale novatrice. Aujourd’hui, dans le monde actuel, cadre européen et mondialisation, l’enracinement dans une contrée ne peut qu’enrichir une recherche qui trouvera écho dans l’actualité contemporaine.
Denise DELOUCHE
Les Peintres de la Bretagne
Quimper, Éditions Palantine, 2011
NS 78499
Sur la peinture en Bretagne, vous pouvez lire :
Artistes étrangers à Pont Aven, Concarneau et autres lieux de Bretagne [ouvrage collectif réalisé sous la dir. de Denise Delouche]. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1989. 233 p
NS 51773 différé
BELBEOCH (Henri). Douarnenez au bonheur des peintres. Quimper, Presses bretonnes, 1992. 254 p
NS 38925 différé
CUISENIER (Jean). François Hippolyte Lalaisse et la Bretagne: un carnet de croquis et son devenir. Rennes, Ouest-France, 2002. 221 p
NS 77110
DELOUCHE (Denise). Eugène Boudin et la Bretagne: une aventure picturale à travers le thème breton. Quimper, Palantines, 2000. 143 p
CE 24282 différé
DELOUCHE (Denise). Gauguin et la Bretagne. Rennes, ed. Apogée, 1996. 143 p
ALP 702. 92 "18" Gau Prêt
DELOUCHE (Denise). Monet à Belle-Île. Plomelin, ed. Palantines, 2006. 135 p
NS 60480 différé
DELOUCHE (Denise). Les peintres et le paysan breton. Baillé, le Chasse-marée, 1988. 216 p
NS 46565 différé
KERLO (Léo). [Peintres des côtes de Bretagne].. Douarnenez, Chasse-Marée-ArMen, 1988.
NS 77575 1 à 5
LALAISSE (Hippolyte). Galerie armoricaine: Costumes et vues pittoresques de la Bretagne. Nantes, Charpentier, vers 1850. 115 p
RES 2231 Fol
F.-H. Lalaisse, de la Bretagne et autres contrées : aquarelles et dessins. Rennes, Ouest France, 2002. 104 p
NS 77110 2
LE PAUL (Charles-Guy). L'impressionnisme dans l'école de Pont-Aven : Monet, Renoir, Gauguin et leurs disciples. Paris, la Bibliothèques des arts, 1983. 283 p
NS 28802 différé
OZANNE (Nicolas). Vues des ports et rades des côtes de France. Rennes, la Découvrance, 2000. 170 p
NS 65743 différé
PERRIN (O). Galerie des moeurs, usages et costumes des Bretons de l'Armorique dédiée à l'académie celtique de France. Mayenne, imp. Floch, 1973. (Fac-similé de l’édition de 1808)
NS 49824 Fol
Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France. 3 Bretagne / par Ch. Nodier, J. Taylor et Alph. de Cailleux. Paris , Gidefils, 1820.
RES 3660 3 et 4 Gr Fol
YONNET (Daniel). Le Finistère des peintres. Rennes, éditions Ouest-France. 231 p
NS 40882 différé
[exposition, Lamballe, Musée Mathurin Méheut, 2008] Mathurin Méheut, de Bretagne et d'ailleurs. 144 p
CE 27814
[exposition, Paris, Musée du Luxembourg, 2003]. L'Aventure de Pont-Aven et Gauguin. 365 p
CEP 24493
[exposition, Pont-Aven, Musée de Pont-Aven, 2004] Peintres britanniques en Bretagne. 120 p
CE 25174 différé
[exposition, Pont-Aven, Musée de Pont-Aven, 2009] Maurice Denis et la Bretagne. 167 p
CE 28122
[exposition, Quimper, Musée des beaux-arts de la Ville de Quimper, 2011]. De Turner à Monet: la découverte de la Bretagne par les paysagistes au XIXe siècle. 191 p
CE 29171
[exposition, Vannes, Musée des Beaux-Arts, 2001]. 80 p - L'âge d'or de la peinture en Bretagne
CE 20211 différé
[exposition, Vannes, Musée des beaux-arts, 2003]. 128 p - Décors peints de Bretagne, 1900-1950
CE 24772 différé