LE VERRE, ART ET DESIGN XIXe - XXIe SIÈCLES
par Claudine CHEVREL
Article de Claudine Chevrel, (Conservateur en Chef à la Bibliothèque Forney), paru dans la revue SABF (Sté des Amis de la Bibibliothèque Forney) 2012 - Bulletin n° 192
L'art du verre à la fin du 19ème et le début du 20ème siècle peut s’enorgueillir d’immenses créateurs, tel Émile Gallé, le premier de plusieurs générations. Leurs oeuvres sont très recherchées pour finalement, dès la Seconde Guerre mondiale, être oubliées, sinon considérées comme autant de vieilleries démodées et sans intérêt commercial. Il faudra attendre la fin des années 1960 pour que justice soit rendue aux œuvres en verre Art nouveau et Art déco, qui connaissent le succès public. Le verre a acquis, depuis, de nouvelles lettres de noblesse : il n’est plus seulement accessoire, il est environnement total, au point que la puissance de son industrie ferait oublier qu’il est aussi un moyen d’expression artistique largement banalisé. Le mérite de l’ouvrage de Yves Delaborde est de délivrer une vision globale, synthétique et analytique à la fois, pour éclairer l’amateur, le collectionneur autant que le brocanteur ou l’antiquaire spécialisé. Travail monumental doté d’une riche iconographie, cette véritable encyclopédie recense tous les créateurs, fait l’inventaire de toutes les techniques devenues de plus en plus complexes, et enfin montre l’évolution de cet art en relation avec son époque.
L’ÂGE DU VERRE 1850-1904
Les prémices d’un rapprochement de l’art et du verre se situent aux alentours de 1850. Il suffira ensuite d’une vingtaine d’années pour que les conditions nationales et internationales (scientifiques, économiques, politiques, intellectuelles et artistiques) offrent au verre la capacité de devenir un moyen d’expression majeur dans l’histoire de l’art français. L’aboutissement de recherches scientifiques concorde avec les ambitions d’investisseurs capitalistes et la disponibilité d’une main-d’œuvre bon marché. De grandes firmes telles que Saint-Gobain pour le verre industriel, Baccarat, Saint-Louis ou Clichy pour le verre creux prennent une dimension nationale. La concurrence est particulièrement rude avec les verreries d’Angleterre et de Bohême.
Pourtant, malgré le contexte de mécanisation à outrance et la tentation manufacturière, les tours de main de la tradition se transmettent encore dans les gobeleteries et les cristalleries, sans discontinuer depuis des siècles. Des recettes de composition sont publiées alors qu’auparavant elles étaient tenues secrètes. L’émulation est d’abord technique et le public apprécie les prouesses, comme la fabrication de rubis et de diamants artificiels. Cependant, certains intellectuels pensent que l’homme ne trouve pas son compte dans l’industrialisation, l’Europe frémit de théories socialistes. L’Historicisme, qui fleurit en France sous le Second Empire a souvent servi à expliquer l’art de Salon (ou art officiel) et l’éclectisme des arts appliqués. Mais il est tout autant invoqué pour justifier le renouveau concomitant de la peinture et des arts appliqués. Le règne de Napoléon III nous a abreuvés de pastiches que l’on pensait meilleurs que les originaux parce que plus parfaitement réalisés. Mais un passé bien compris peut aussi être à la source d’une renaissance. Le culte du passé s’explique aussi par l’appropriation par la nation des richesses artistiques du pays (palais, châteaux, peintures, sculptures...). La notion de patrimoine est inventée, les musées fleurissent, de vastes campagnes de restauration sont entamées. La réhabilitation des métiers d’art aboutit en Angleterre au mouvement Arts and Crafts et, en France, à un raz-de-marée stylistique préfiguré par Viollet-le-Duc et prolongé par l’Art nouveau. Malgré une tendance plus industrielle et fonctionnaliste, l’Allemagne et l’Autriche y goûtent aussi avec le Jugendstil.
Le temps des expositions 1850-1870
Une date marque les débuts de l’âge d’or du verre : 1851, l’année de la première Exposition Universelle à Londres et du Crystal Palace construit par Joseph Paxton à Hyde Park, dont la surface vitrée représente 70 000m². La transparence sera désormais la signature d’une architecture réussie, symbole de la clarté des rapports sociaux et internationaux devenus strictement commerciaux. Alors que l’industrie du verre plat s’expose et s’impose en plafonds et murs, le verre d’usage prend une importance inattendue : le verre à boire qui était, sous l’Ancien Régime, tenu hors de la table dressée dans le « service à la française », se trouve mis en valeur dans le « service à la russe » privilégié par la nouvelle bourgeoisie qui veut étaler son opulence. Devant le couvert de chaque convive est installée une série de verres de différentes formes et hauteurs.
Une autre exigence de la nouvelle bourgeoisie influe directement sur la production du cristal, le besoin de lumière artificielle. Le cristal de roche, traditionnellement utilisé pour les pendeloques et autres accessoires de lustrerie, est trop onéreux pour que chacun puisse s’éclairer convenablement. Les cristalleries de Birmingham et de Baccarat obtiennent bientôt un quasi-monopole de la lustrerie en Europe. La verrerie destinée à protéger la flamme des lampes à pétrole, globes et tubes, se développe au même moment considérablement. Depuis le Premier Empire, diverses spécialités rencontrent un vif succès : l’opaline, le fixé sous verre, l’églomisé, les sulfures… Et, depuis 1845, les verreries de Baccarat, Clichy et Saint-Louis fabriquent des boules presse-papiers dont la mode est venue d’Italie. Mais l’addition de techniques et de quantités industrielles ne fait pas un art, et le besoin se fait sentir d’inventer un nouveau style.
L’Exposition universelle de 1855 à Paris permet aux Français de découvrir les Préraphaélites, leurs aplats et leur stylisation des motifs botaniques. William Morris et Philip Webb touchent à toutes les formes d’artisanat, dont des verres de table et des vitraux, plutôt émaillés (ils en dessineront plus de cent cinquante cartons). La restauration des églises gothiques entraîne de nombreuses commandes : Viollet-le-Duc et son élève Edmond Duthoit mettent au point un répertoire de formes, de lignes et de couleurs, qu’ils utilisent aussi bien pour la décoration murale, le mobilier et les vitraux. Lors de l’Exposition de 1862 à Londres, la vogue de l’Orientalisme apparaît dans les arts appliqués. Alors que d’autres imitent les émaux de Limosin, des cloisonnés de Barbedienne dans le style byzantin sont exposés. Ils suivent la forme et le décor des lampes de mosquée. La maison Christofle fabrique aussi des pièces inspirées du Moyen-Orient, puis de l’Extrême-Orient. La mise en page, les aplats néogothiques et préraphaélites, le culte de l’asymétrie de Viollet-le-Duc ont préparé les regards à l’art japonais. Félix Bracquemond transpose ainsi les estampes d’Hokusai et Hiroshige dans le service en céramique qu’il crée en 1866 pour Eugène Rousseau.
Pendant ce temps, la maison Lobmeyr de Vienne retourne aux sources de la Renaissance en réalisant des verres décorés d’un style nouveau, qu’elle montre à l’Exposition de Paris en 1864, avant de s’orienter vers les émaux islamiques. À celle de 1867, alors que Baccarat expose une très classique fontaine de cristal de sept mètres de haut, Antonio Salviati crée la surprise avec ses recherches inspirées des réalisations vénitiennes de la Renaissance. La révolution des arts décoratifs est entamée et l’Union centrale des Beaux-arts appliqués à l’industrie est fondée en 1864 ; elle fusionnera en 1882 avec la Société du musée des Arts décoratifs pour former l’Union centrale des Arts décoratifs, futur musée des Arts décoratifs.
L’Invention d’un art 1871-1889
Dans un contexte d’opulence industrielle vite retrouvé après la défaite de 1870, Joseph Brocard réalise des verres émaillés qui imitent si bien les verres islamiques qu’ils créent la confusion. Eugène Rousseau, éditeur de porcelaine et de faïence, se lance dans la création verrière, l’exécution des formes étant confiée à la verrerie Appert. L’impressionnisme aura, en dehors de la céramique, peu d’influence sur les métiers d’art : le verre n’a pas besoin de créer la lumière comme les touches de couleur juxtaposées sur la toile opaque, puisqu’il est lui-même lumière !
L’Exposition de 1878 à Paris est le moment clé où le verre s’épanouit vraiment à travers toute l’Europe, sur le plan industriel (invention des tuiles et dalles de verre chez Saint-Gobain) comme sur le plan technique (progrès de la gravure à l’acide). Le verre italien ne se préoccupe pas uniquement de perfection formelle, mais d’intention et d’invention artistiques (Salviati, Compagnie générale des verreries de Venise-et-Murano). L’Autriche, avec Lobmeyr multiplie les effets d’irisation tout en continuant les décors orientaux ou renaissance. Quant à l’Angleterre, où domine la verrerie de Thomas Webb, elle s’oriente vers un style néo-gothique et la gravure du verre overlay.
En France, les cristalleries restent traditionnelles : Baccarat propose un temple extravagant grandeur nature, tout de cristal taillé, aussi bien que de petites pièces émaillées dans le goût oriental. Clichy expérimente des formes ultra-légères inspirées de Venise. Des grands négociants en verrerie de Paris comme l’Escalier de Cristal ou Rousseau renouvellent aussi l’inspiration des verriers. Émile Gallé peut faire son choix au milieu de ce foisonnement de créativité qui parcourt toute l’Europe. Cependant les verres qu’il présente à l’Exposition de 1878 ne peuvent encore être qualifiés d’œuvres d’art : il se considère lui-même comme un industriel d’art. Il y a certes un accord entre la forme du verre blanc et le décor émaillé, mais la matière verrière n’est pour l’instant que le support d’un motif. Le premier, Eugène Rousseau conçoit des œuvres en verre qui utilisent la matière elle-même, travaillée à chaud, colorée, émaillée, doublée, retravaillée à froid, sculptée, bref, des œuvres dont le verre est le sujet. L’aspect utilitaire se retire au profit d’une forme qui ne peut être imaginée sans le souffle du verrier, les couleurs, les transparences ou les opacités, les épaisseurs, le toucher du graveur… La richesse, comme la sobriété de la matière ne demande plus un décor surajouté.
L’histoire de l’art du verre en France va se confondre avec celle d’Émile Gallé pour de nombreuses années, grâce aux moyens dont il dispose : la structure de l’entreprise familiale, les relais commerciaux, sa disponibilité de créateur exempt de contraintes matérielles et techniques puisqu’il fait réaliser ses œuvres. Avec les techniciens hors pair de Meisenthal, Gallé devient le promoteur unique de l’art du verre. Industriel avisé autant qu’artiste, il protège ses droits artistiques et commerciaux et se bat pour la reconnaissance de l’unité de l’art, pour que les arts décoratifs soient considérés à l’égal de la peinture et de la sculpture. Il sait choisir ce qui convient pour chaque type de public, continuant à éditer des modèles vieux de vingt ou trente ans parce qu’ils trouvent toujours une clientèle. En revanche, pour les grandes manifestations, les personnalités, les commandes publiques, il réalise des pièces originales, d’une grande difficulté d’exécution, très peu reprises et avec des variantes.
En 1884, au Pavillon de Marsan, une grande exposition permet de faire découvrir le vent de créativité qui souffle sur la « pierre, la terre et le verre » (titre de la manifestation). Gallé est très présent, avec ses premières œuvres à craquelures, à paillons incorporés dans la masse, à colorations intercalaires, à motifs floraux symbolistes, mais ces pièces côtoient encore des conques baroques façon de Bohême, des intailles classiques, des coupes renaissance, ou, nouveauté, des émaux néo-gothiques, tout droit sortis des enluminures. Il applique plus tard à son art le procédé anglais des camées, complété par l’expérience artistique et technique de Rousseau. À l’exposition de 1889, l’éclairage électrique s’impose grâce à la lampe à incandescence enveloppée dans une ampoule… de verre (la verrerie de Choisy-le-Roi en devient le premier producteur européen) et Gallé et ses suiveurs entraînent la France dans une véritable domination de la création verrière internationale, même italienne ou anglaise.
L'Art nouveau 1890-1904
L’œuvre de Gallé suit véritablement le parcours du symbolisme. Il partage la même mystique de l’artisanat que Ruskin ou Morris, certaines de ses marqueteries de verre peuvent être comparées aux aquarelles dites abstraites de Moreau ou aux fulgurances des visions d’un Odilon Redon, ainsi qu’aux tableaux de Maurice Denis pour leurs surfaces planes vivement colorées. Sa réussite commerciale lui permet de toucher le plus large éventail social et il résout par la série le problème du prix de revient. Pendant ce temps, les grandes verreries continuent d’afficher une santé éclatante. La plupart se cantonnent dans le verre utilitaire, mais d’autres donnent leur chance aux expériences nouvelles. Les exemples de Rousseau (et d’autres !) chez Appert et de Gallé à Meisenthal sont probants. La naissance de l’art du verre est donc le résultat d’une conjonction heureuse de talents d’artistes éditeurs, qui ne sont pas eux-mêmes fabricants, d’artisans exceptionnels et d’industriels.
Dans l’ultime décennie du siècle, Daum et Muller sortent du lot en tentant de suivre la voie ouverte par Gallé, non sans heurts avec le génie du verre. Il voit d’un mauvais œil des entreprises qu’il considère comme des imitateurs lui prendre des marchés et mettre son entreprise en péril. La verrerie Daum commence par fabriquer ce qui se vend (gobeleterie et verre de montre), puis elle se lance dans le verre artistique dont Antonin Daum supervise l’atelier : émaillés néogothiques, renaissance, néoclassiques, réalistes, des verres doublés à la manière de la Chine, des pièces baroques… Elle engage des dessinateurs de qualité, Jacques Gruber ou Henri Bergé, et réalise à la fois des pièces rares et une production en série d’objets qui dépassent largement en vulgarisation ceux de Gallé. Le parcours des Muller est inverse : d’abord ouvriers chez Gallé, lorsqu’ils créent leur propre atelier, ils imitent directement les procédés de leur ancien patron. Les cristalleries Baccarat et Saint-Louis effleurent parfois les thèmes à la mode, avec des pièces émaillées puis d’autres gravées dans le goût japonais. La verrerie Legras, elle, emploie 1500 personnes pour réaliser une production uniquement de série.
Quand Siegfried Bing inaugure sa nouvelle galerie "l’Art Nouveau", Gallé s’y impose comme un artiste à part entière, aux côtés de peintres et de sculpteurs. On y découvre aussi les étranges bijoux d’un jeune créateur, René Lalique, qui incluent du cristal taillé et des émaux translucides. Aux Etats-Unis, le créateur de vitraux Tiffany réalise des pièces de forme de style Art Nouveau. En Allemagne, Loetz crée également des verres irisés d’une grande sobriété, due à Koloman Moser. Moment privilégié où l’art, l’architecture et les arts décoratifs se trouvent placés sur un pied d’égalité. Cependant, le Modern’style, par ses excès et un conformisme systématique, est très vite ridiculisé, et l’Exposition universelle de 1900 en est à la fois le lieu du triomphe auprès du grand public et l’arrêt de mort. Émile Gallé y est omniprésent. Gravement malade, il voudrait que sa démarche lui survive et crée l’École de Nancy en 1901 avec Prouvé, Daum ou Majorelle. Ses ultimes pièces personnelles frôlent une modernité prémonitoire ou plongent au contraire dans un baroquisme extrême. La représentation réaliste paraît n’avoir plus aucune importance et l’art du verre n’est alors qu’une réunion de matières fusibles et colorées. Après sa mort, les Établissements Gallé continuent à produire en nombre des pièces en verre gravé à l’acide, et son nom devient une marque d’industriel, et non plus une signature d’artiste.
Quelques artisans ou éditeurs indépendants prennent leur envol à la suite de Rousseau : Alphone Reyen, Eugène Michel, Ernest Léveillé, Désiré Christian… Des concepteurs et exécutants solitaires travaillent la pâte de verre. Henry Cros a trouvé le premier la formule de cette technique plus céramique que verrière quant à sa mise en œuvre. Après avoir goûté à un gothique troubadour tardif dans des œuvres en cire colorée, il exécute des portraits, des silhouettes en bas-relief, à la fois simplement esquissés et hiératiques. Céramiste reconnu, Albert Dammouse fait cuire dans un moule en terre des pièces uniques d’une grande subtilité et d’une inquiétante fragilité. Il prend ses modèles dans la sculpture ou, sur des formes très simples, il inscrit ses décors à la manière des émaux translucides de Thesmar. Georges Despret, puissant patron de l’industrie du verre, réalise aussi des sculptures, des bas-reliefs, des coupes et des vases dans une pâte de verre qu’il a mise au point lui-même après une dizaine d’années de recherches.
LES ARTISTES DÉCORATEURS 1904-1927
De Glasgow à Munich ou Berlin, de Vienne à Bruxelles ou Amsterdam, un besoin instinctif de simplification du décor quotidien, de fonctionnalisme est ressenti à partir du milieu des années 1890, évidente réaction contre l’éclectisme étouffant ou le Modern’ style tentaculaire. Pendant ce temps, dans la bourgeoise française, le Louis XVI revient à la mode, comme à chaque génération.
Le temps des avant-gardes
Les Wiener Werkstätte, ateliers viennois fondés par Moser et Hoffmann, réalisent des objets décoratifs aux formes strictement géométriques. Le verre fait partie de leurs préoccupations et les maisons Lobmeyr, puis Loetz vont exécuter pour eux des pièces de design avant la lettre. Vienne devient le centre créatif de l’Europe, mais contrairement à l’Allemagne, l’Angleterre ou la Belgique, les artistes français mettront plus de dix ans à intégrer ces nouveaux codes. Il ne faut pas oublier que le manque de reconnaissance par les Français de l’influence autrichienne et allemande est due en partie à la situation de conflit avec ces pays. 1904 voit pourtant la mort de Gallé et l’ouverture du premier Salon des Artistes décorateurs où, déjà, les ensembliers décorateurs commencent à s’éloigner du Modern’style, en douceur, pour ne pas choquer le public très conservateur. Si les arts décoratifs hésitent entre mobilier à bas coût et luxe tapageur, la peinture subit coup sur coup une série de convulsions : le fauvisme, le cubisme, le purisme, l’orphisme...
Sans parler des mouvements étrangers, les Russes et leurs Ballets, les Italiens et le futurisme. L’art du verre prend en France un retard considérable tant vis-à-vis du fonctionnalisme et de la nouvelle architecture que vis-à-vis des mouvements strictement artistiques. Cette situation dépréciera pendant longtemps les objets en verre, quels qu’ils soient, et les fera considérer comme de vulgaires bibelots. Personne ne sait plus où sont les limites de l’industrie, de l’artisanat et de la création originale. Les Établissements Gallé produisent en grand nombre à partir de poncifs, Henry Cros prolonge son travail solitaire dans l’atelier de Sèvres, Dammouse perfectionne sa technique, François Décorchemont, jeune céramiste, réalise des pièces en pâte d’émail de belle qualité esthétique, mais totalement opaques. Enfin, René Lalique crée sa propre verrerie en 1908. Il se lance dans la fabrication de pièces de forme, originales et parfois uniques car réalisées à la cire perdue, et le plus souvent de série car moulées-pressées en nombre. Bien que son inspiration reste encore Art nouveau, il tend vers une plus grande sobriété due à l’utilisation de verre essentiellement incolore ou monochrome.
Les verriers s’érigent en maîtres
En 1910 a lieu au musée Galliera la première exposition jamais consacrée au seul verre : « la Verrerie et la Cristallerie ». Les manufactures y sont omniprésentes mais elles ont raté le train des avant-gardes. La même année, Lalique crée et édite en grandes séries ses premiers flacons de parfum pour Coty, qui lui valent la reconnaissance immédiate du grand public, car ils flattent son goût pour le luxe. Et Décorchemont réalise ses premières véritables pâtes de verre, inaugurant un style raffiné qui mêle classicisme et notations symbolistes. Dès 1911, Maurice Marinot montre au Salon des Indépendants ses premiers verres décorés d’émaux très graphiques et colorés. Il désire apprendre à souffler et graver lui-même le verre. Cela demande un apprentissage très lourd puisque dans une verrerie, le travail est réparti entre un peintre et plusieurs artisans et ouvriers. Voilà une démarche fondamentalement nouvelle qui va faire école ! En 1914, Gabriel Argy-Rousseau s’engage dans la pâte de verre : sa matière est d’emblée parfaitement au point (il est ingénieur autant qu’artiste), translucide ou opaque à volonté et utilisant une palette de couleurs jamais atteinte.
La grande nouveauté de cette période est donc l’émergence d’une génération pour qui l’art et la technique sont intimement liés. Ils rejettent toute démarche industrielle, mais il convient de bien dissocier le verre soufflé, expression où le corps, le geste de l’artiste est primordial, et la pâte de verre, art pensé, calculé, donc plus statique. Cette différence entraînera naturellement le verre soufflé vers une recherche moderniste de spontanéité, d’invention et la pâte de verre vers un certain classicisme. Tous se posent en démiurges et dénient, au moins en théorie, à l’œuvre d’art, un quelconque rôle utilitaire ou décoratif. La plupart préfèrent penser à l’élite, pour eux plus gratifiante, au lieu de s’intéresser au grand nombre et à l’industrie. Divergences et ambiguïtés divisent la profession au moment où éclate le conflit de 1914.
Les grands magasins, eux, créent des bureaux d’études qui englobent tous les arts décoratifs, dont le verre et qu’ils confient à des décorateurs comme Follet (Pomone au Bon Marché), Dufrène (La Maîtrise pour les Galeries Lafayette) ou Charlotte Chauchet-Guilleré (Primavera pour le Printemps). Vers 1919-1920, dans l’art du verre, le renouvellement semble enfin total et ce sont les créateurs qui mènent le jeu, Maurice Marinot en tête. Outre la simplification des formes et de la matière, l’émail revient en force derrière lui. Il aime à utiliser du verre malfin, jouer avec les bulles, et commence à graver profondément des pièces épaisses et monochromes qui tendent vers la sculpture. Ses gravures grossièrement géométriques se libèrent du style boudoir et marque immédiatement le monde du verre.
En 1923, au musée Galliera, la seconde exposition « la Verrerie et l’Émaillerie modernes » se trouve être la quasi-antithèse de la première. Après Marinot, Marcel Goupy et Jean Luce travaillent également l’émail d’une façon nouvelle et moderne, ainsi que Platon-Argyriadès. Auguste Heiligenstein couvre d’émaux très épais la surface entière de l’objet, dans un style à la fois orientalisant et antiquisant qu’il conservera toute sa carrière. Gabriel Argy-Rousseau trouve réellement son style fait d’oppositions chromatiques et de délimitations du décor en registres ou cadres très nets. Maintenant à leur apogée, Dammouse et Décorchemont font eux aussi partie des créateurs exécutants. Comprenant que la créativité est à l’ordre du jour, les verreries et cristalleries aussi cherchent à donner le change, à l’instar des grands magasins et s’ouvrent au traitement moderne du verre, engageant de jeunes créateurs. La verrerie Daum s’éloigne définitivement du style de l’École de Nancy et se fait une spécialité dans l’application du verre à l’éclairage électrique. Le nom de Schneider commence à s’imposer avec des pièces semi-industrielles. René Lalique préfère exposer des œuvres originales uniques plutôt que ses flacons ou vases édités en grand nombre. Cette attitude montre à quel point les années 20 considèrent que le travail artistique est primordial. La personnalité immédiatement identifiable du créateur devient de plus en plus importante.
Au Salon des Artistes décorateurs de 1924, où Pierre Chareau triomphe, et avec lui la tendance moderne du cadre de vie, la sobriété domine également l’art du verre. Marinot propose des inclusions très nouvelles, Argy-Rousseau crée parmi ses plus belles œuvres, d’un classicisme hors mode, Dufrène ou Daum retrouvent l’inspiration vénitienne, avec retenue. Si bien que l’on reproche à Lalique une certaine mièvrerie. Le verre peut changer la vision du monde comme le mode de vie : on parle de « géométrie cristalline » à propos de la maison cubiste de Duchamp-Villon au Salon d’Automne de 1912, qui est décrite comme un ensemble de « cubes évidés sous l’effet de la transparence du cristal ». En 1914, Bruno Taut expose à Cologne la première Maison de verre et en 1920 la Maison de cristal dans les montagnes, visions prémonitoires des recherches de nombreux architectes du 20ème siècle...
L’exposition de 1925
On parle de style "Arts décoratifs", de l’époque Art déco, il n’y a pourtant pas plus diverse et contradictoire que cette période. L’Exposition pourrait presque être considérée comme le champ clos des affrontements : rien de commun entre le pavillon Pomone (Follot) et celui de l’Esprit Nouveau (Le Corbusier), ou entre le Pavillon du Collectionneur (Ruhlmann) et celui des Soviets (Melnikov). Nous voilà donc devant une gamme de réalisations verrières très étendues : des artistes modernes (Marinot) et classiques (Argy-Rousseau ou Décorchemont), des éditeurs de qualité, des éditeurs qui oscillent entre la qualité et le bibelot (Baccarat, Saint-Louis) et des industriels purs qui peuvent aussi bien fabriquer de simples verres de table que des pastiches des grands créateurs. Nous entrons doucement dans la société de consommation et ce sont les grands magasins ou les fabricants qui accréditent les styles.
Associé au métal et au béton, matériaux qui entraînent une rationalisation de la technique constructive et une géométrisation de l’espace, le verre triomphe partout, que ce soit chez Mallet-Stevens qui modèle la lumière comme un éclairage de cinéma, ou bien au pavillon de l’Autriche avec la serre de Peter Behrens et Lobmeyr, ou au pavillon soviétique qui offre sur toutes ses faces un revêtement de verre. On va encore vivre, cependant, avec la conviction que la situation des arts décoratifs s’est figée dans un apogée parisien, mélange de luxe traditionnel à la française, de formalisme cubisant et de fonctionnalisme. L’art du verre entretient le culte de la pièce unique et de l’objet artisanal fait main et la période 1923-1928 est sans doute une des plus fastes de son histoire. Il atteint son plus haut niveau de qualité, de créativité et de diversité ; si bien que le succès public connaît un sommet qu’il ne retrouvera plus.
DE LA MAISON DE VERRE À LA SECONDE GUERRE MONDIALE
Le monde du verre artistique subit de plein fouet la crise économique de 1929 qui provoque la disparition d’une génération, pourtant encore dans la force de l’âge. En revanche, l’industrie du verre va en sortir raffermie et atteindre une dimension nouvelle grâce à l’utilisation de plus en plus fréquente dans tous les domaines du quotidien, de l’architecture et du décor.
Conçue en 1927 et achevée en 1931, la Maison de Verre de Pierre Chareau n’est pas la première du genre puisqu’il se fait l’émule direct de Bruno Taut. Il use principalement de la brique de verre dans une structure métallique, mais la personnalité de l’auteur, décorateur de l’élite avant-gardiste, et l’adresse au cœur du faubourg Saint-Germain en font un évènement parisien. Lorsqu’un groupe de créateurs modernistes de la Société des Artistes décorateurs décide de quitter la Société pour créer l’Union des Artistes Modernes, les seuls artistes du verre qui adhèrent sont des maîtres du vitrail moderne, Le Chevallier et Barillet (collaborateur attitré de Le Corbusier, connu pour ses verrières de verre industriel, imprimé, strié, givré...).
Le verre doit retrouver sa franchise et sa clarté, sans plus de décor ornemental. Marinot débute le modelage à chaud dès 1927. Cette recherche de la matière pour la matière devient le moyen d’expression de verriers comme Navarre ou Thuret. La maison Daum cherche elle aussi la sobriété et la transparence ou la translucidité d’un verre retravaillé dans son épaisseur, mais pour des pièces éditées en nombre. On assiste aux premiers succès d’Aristide Colotte qui met au point une taille directe au burin de blocs de cristal pur. Auguste Labouret commence à inclure dans le béton des pavés de verre éclaté afin de faire vibrer la couleur avec la lumière, et provoque une véritable révolution dans l’art du vitrail, à la suite de Jean Gaudin qui a inventé une méthode du sertissage du verre dans le béton.
La traversée du miroir 1931-1937
En même temps que Le Corbusier ou Charlotte Perriand utilisent les progrès techniques pour innover, d’autres effectuent un véritable retour en arrière, en se servant notamment de la glace et du miroir que les industriels savent fabriquer de plus en plus grands et de moins en moins chers. Le Maître de la tradition, Maurice Dufrène expose ainsi en 1927 une chambre dont un mur entier est couvert de miroirs et dont la tête de lit est formée d’immenses rampes lumineuses de vitres dépolies et gravées. L’engouement pour une figuration illustrative va pendant une quinzaine d’années, submerger la France avec des miroirs gravés de scènes mythologiques et champêtres. Après le mur, le miroir gagne les meubles et le décor tout entier. L’image de luxe facile, typique des temps de crise, véhiculée par le miroir, va se mêler aux fantaisies de l’éclairage.
Les pouvoirs publics multiplient les commandes pour soutenir les métiers d’art éprouvés par la crise économique. Paquebot-musée, le Normandie mêle les styles, des plus modernes aux plus rétrogrades. Dans le grand salon, les très originaux appareils d’éclairage en verre éclaté de Labouret éclairent les conventionnels panneaux de peinture sur glace de Jean Dupas, réminiscences des miroirs de Venise. Pour la salle à manger, Labouret a composé un décor abstrait, mosaïque de verre éclaté qui couvre entièrement les parois où viennent scintiller les lumières des lampes de Lalique. Quelques-unes des 50 000 pièces de cristal fournies par Daum ornent les tables. Quant au hall, il est orné de caissons lumineux en verre moulé-pressé de Sabino, et le jardin d’hiver décoré de volière … de verre de Marie Chauvel !
L’Exposition internationale de 1937 donne au monde une image lumineuse de la France. Plus que jamais l’architecture permet au verre de se maintenir aussi vivant. La démonstration vient des pavillons de l’Hygiène ( Mallet-Stevens et Coulon), de l’Électricité et de la Lumière (Mallet-Stevens et Pingusson) de ceux de l’UAM et des Artistes décorateurs (précédé d’une fontaine moderniste de Lalique) ou encore des interventions de Delaunay et Aublet. Mais le plus représentatif est le pavillon de Saint-Gobain, le Palais de Verre, une des attractions majeures de l’Exposition. Il met en œuvre une ossature de béton dans laquelle sont incluses 7 500 briques verisolith, et forme une boîte entièrement translucide flanquée d’une façade incurvée transparente, au milieu de laquelle trône le sigle de Saint-Gobain réalisé par le maître-verrier Labouret. De la traditionnelle vasque de fontaine au mobilier dessiné par Coulon, tout est en verre ! Les artistes-verriers phares des années 20 ont perdu leur place prééminente au profit du spectaculaire. Argy-Rousseau ferme son atelier, Décorchemont se reconvertit dans le vitrail en pâte de verre, Marinot cesse toute production verrière en 1937, à la suite de la fermeture de la verrerie où il exécutait ses œuvres.
La période glaciaire 1938-1944
Pendant l’occupation allemande, les verreries tentent de survivre en fermant certains de leurs ateliers et les artistes ne trouvent même pas de combustible pour alimenter leurs fours. Jean Sala continue pourtant à travailler et Colotte est mis à l’honneur par le régime de Vichy. L’époque est à la réaction. En mars 1941, a lieu au musée des Arts décoratifs une exposition sur le thème du verre et les Salons ne proposent que miroirs gravés sous toutes les formes. Heureusement, les deux plus intéressants créateurs dans ce domaine, Max Ingrand et Robert Pansart, quittent peu à peu un style réaliste pour évoluer franchement au cours des années 1940 vers une forme de surréalisme, entre Cocteau et Dali, puis vers une abstraction décorative dès la fin des années 1940.
UNE RENAISSANCE ÉCLECTIQUE DEPUIS 1945
Après la Libération, la société se transforme totalement et la consommation de masse entraîne le public dans un tourbillon de produits manufacturés dont la publicité fait la promotion. L’artiste verrier indépendant n’y a plus sa place. Plusieurs grandes verreries parviennent à rallumer très vite leurs fours : Baccarat, Saint-Louis, Daum, Lalique. Bien qu’elles reprennent le travail où il avait été arrêté, sans se remettre profondément en question, cette période va entraîner pour elles une nouvelle phase de prospérité et de domination de la création verrière, grâce à leur entrée dans le jeu de la communication publicitaire.
Preuve d’une préoccupation des pouvoirs publics, le musée des Arts décoratifs organise en 1951 sa première grande exposition internationale sur le verre. Les Français tentent de faire comme si rien n’avait changé depuis 1937. La modernité de René Coulon, auteur de la splendide scénographie, n’est pas contestable. Max Ingrand présente un décor-environnement tout en miroir, Pansart d’immenses panneaux de miroir décoré de scènes sur les métiers du verre, œuvres de circonstance et anecdotiques. Une partie rétrospective est consacrée aux créateurs verriers : seuls Marinot et Décorchemont bénéficient d’une véritable visibilité et André Thuret est l’unique représentant de l’art vivant. Parmi les verreries, Daum témoigne d’une nouvelle orientation ; Baccarat et Saint-Louis présentent des stands somptueux où tables, assiettes, couverts et les moindres détails sont en cristal taillé.
C’est de l’étranger que vient la nouveauté : la maison américaine Steuben Glass édite Matisse, Maillol, Cocteau, Bérard, Dali... des peintres et des sculpteurs, et non des spécialistes du verre, à qui l’on fait appel pour donner des modèles de décors et tenter un renouveau de l’édition d’art, comme pour la tapisserie ou la céramique. En revanche, les verreries de l’Europe du Nord s’orientent déjà vers ce qui fera leur succès, le design. Ce sont surtout les Italiens qui créent l’évènement. Dans les années 20, Venise s’était spécialisée dans la reproduction d’ancien, ou une certaine édition moderne, plus ou moins inspirée du 18ème siècle. Puis des fabriques mettant à profit leurs connaissances des techniques ancestrales, comme les filigranes, découvrent une expression nouvelle, souvent très colorée, en accord avec son temps. Ils utilisent des formes aérodynamiques autant héritées de l’art abstrait que de l’Antiquité. Les ateliers de Murano retrouvent leur importance, que ce soit sous l’impulsion des ateliers, de designers tel que Gio Ponti ou Sottsass, ou encore grâce à un mécène comme Peggy Guggenheim.
La reconstruction
Le vitrail connaît un vrai renouvellement après la guerre. Les restaurations de vitraux, touchés par les bombardements sont nombreuses, et le mouvement de pensée portée par le concile Vatican II incite à créer un autre environnement de prière, éloigné du style sulpicien et historiciste. Des peintres tels que Braque ou Matisse qui travaillent avec Paul Virilio, puis toute une génération d’artistes (Manessier, Bazaine, Le Moal) fournissent des cartons, abstraits pour la plupart. Ils utilisent la dalle de verre et le béton, à la suite de Labouret. Tous les peintres à la mode finissent par succomber, mêmes les athées comme Fernand Léger, ou les pratiquants d’autres religions, comme Chagall. L’atelier de Gabriel Loire, à Chartres, crée même des vitraux pour des maisons particulières, preuve de la vogue nouvelle. Pierre Soulages imagine un autre univers artistique en utilisant des morceaux de verre plat brisé qu’il recouvre de goudron, inspiré par les réparations économiques des verrières d’ateliers parisiens, après la guerre. Il s’agit des premières œuvres noires du peintre, recherche totalement nouvelle pour piéger la lumière, bien éloignée de celle du vitrail. L’artiste italien Lucio Fontana détourne la technique du néon publicitaire en créant une monumentale et baroque sculpture de lumière. Il continuera à employer non seulement les tubes de néon formés à chaud, mais aussi les éclats de verre colorés et éclairés, incrustés dans des plafonds ou collés sur des toiles.
Le verre prend dans la société une place majeure : dans les sciences (de l’optique à la physique), dans l’éclairage (de l’ampoule à la fenêtre ou la paroi), de l’usine à l’appartement ou à la devanture de magasin, du pare-brise automobile à la glace trempée, il n’exprime plus la fragilité, puisqu’il devient la véritable « peau » des tours de bureaux, qu’il protège du froid ou du soleil. Concurrencé un moment par le plastique, le verre continue à se développer plus encore avec la fibre de verre pour l’armature du mobilier en plastique moulé ou la fibre optique, l’électronique, puis l’énergie solaire et même la fabrication des engins spatiaux !
Les années 1960, entre sculpture et design
En dehors de Venise, deux autres tendances émergent en Europe. À la suite d’Alvar Aalto et dans le cadre de la verrerie Iittala, le design scandinave crée une véritable école dont les Finlandais Tapio Wirkkala et Timo Sarpaneva sont les représentants les plus influents vis-à-vis des designers français. En Tchécoslovaquie, un couple de sculpteurs Stanislav Libensky et Jaroslava Brychtova utilisent le verre comme médium privilégié et exercent un ascendant unique sur ceux qui estiment pratiquer avec le verre autre chose qu’un simple métier d’art. Aux Etats-Unis, l’ouverture à l’art du Corning Museum est un évènement majeur à cause de la puissance commerciale de la société qui le finance. La découverte du verrier français Jean Sala par de jeunes artistes américains montre les possibilités du verrier indépendant, concept inconnu des Américains. Une tendance est lancée en 1960, le Studio glass ou verre d’atelier, par opposition au verre de verrerie. Un cursus d’études sur le verre est mis en place dans plusieurs universités, montrant à quel point le pays sait immédiatement trouver la voie de l’efficacité. Une génération d’artistes va ainsi émerger, toujours active aujourd’hui, aidée par les progrès techniques qui permettent de travailler seul plus facilement.
En France, les verreries, hégémoniques, tentent des expériences. Daum invente "les formes libres". En cristal pur, leurs vases, coupes, lampes vont influencer toutes les verreries, au point de devenir un lieu commun de l’époque et de représenter une fausse modernité strictement formelle aux étirements systématiques. Après 1965, Jacques Daum fait appel à César dont les coulées de verre sont célèbres, et rouvre l’atelier de pâte de verre. La cristallerie passe commande à Dali, Adzak, Couturier, Gleb, et Gilioli crée spécialement pour le cristal des modèles de qualité équivalente à ses marbres. La cristallerie Lalique s’approche un peu plus du simple produit de luxe.
Une nouvelle effervescence autour du verre, depuis la fin des années 1970
Après plusieurs décennies d’oubli, les Français redécouvrent vers 1970 les styles Art nouveau, puis Art déco, le verre jouant un rôle premier dans cette mode rétro. Les œuvres de Gallé, Marinot, Argy-Rousseau des verreries Daum et Lalique deviennent très cotées, spécialement au Japon. Un marché se crée, provoquant un nouvel intérêt pour le verre.
L’architecture n’a fait qu’améliorer et systématiser l’utilisation du verre, parfois jusqu’à la facilité et l’indigestion. Élément constructeur à part entière, en lames compactées, il devient mur et structure aussi résistante que le béton; en parois de glace feuilletée, il est capable de soutenir une toiture à lui tout seul. Le projet parisien de Frank O. Gehry pour la Fondation LVMH au bois de Boulogne, ou le tapis volant en verre de Rudy Ricciotti pour couvrir le département des Arts de l’Islam au Louvre sont les nouvelles démonstrations magistrales que le verre peut être tout autant architecture parlante ou expressionniste, que non-architecture.
Dans l’art contemporain, on assiste à un retour significatif des verriers indépendants. La famille Monod (qui avait redonné vie à la fabrique de Biot dès les années 1950), Novaro, Morin ou Bégou se sont jetés dans une aventure qui correspond bien au fantasme de l’époque pour l’artisanat. La passion pour l’écologie et le retour à la nature ont sans doute joué un rôle, mais c’est seulement au cours des années 1980 que le grand public français voit surgir un foisonnement de jeunes talents inventifs dans les galeries spécialisées qui ouvrent leurs portes. L’un souffle le verre de manière traditionnelle quand le deuxième déforme et grave un verre optique industriel, alors que le troisième fait réaliser dans des ateliers les modèles qu’il dessine, ou, à l’inverse, colle lui-même des objets manufacturés dans des assemblages hétérogènes. On peut passer de la froideur sensuelle de Jutta Cuny à la fantaisie baroque de Dietman, des sculptures cosmiques de Zoritchak aux têtes expressionnistes de Zuber, admirer les mélanges de pierre et verre de Zbynovsky ou ceux de verre et bimbeloterie d’Isabelle Poilprez. Comment comparer les puissantes installations de Dejonghe, sculptées au burin dans le verre optique, et celles, féeriques, d’Othoniel avec leurs bulles de verre léger soufflé par les artisans de Murano ? Le retour en vogue de la pâte de verre fait de nombreux adeptes, à la suite d’Antoine et Étienne Leperlier, petit-fils de Décorchemont, car cette technique quasi-céramique peut se pratiquer seul en atelier.
La recherche obsessionnelle de la matière pour la matière peut cependant aboutir à un certain vide, mal comblé par la perfection formelle des effets esthétisants du verre. D’autre part, la querelle artiste/artisan, débutée dans les années 1960-1970, a repris de plus belle. Tous les verriers veulent être considérés comme des artistes, mais le verre requiert des compétences artisanales très sérieuses pour pouvoir mettre en application un quelconque projet artistique. La formation technique de haut niveau n’existant pas en France, nombre de jeunes sont tentés de partir à l’étranger pour l’acquérir. Parallèlement, verreries et cristalleries élargissent la part revenant aux designers actuellement parfois plus médiatisés que les peintres. On relance la production sur des noms aussi divers que Philippe Starck, Matali Crasset, Christian Ghion, Martin Szekely, Hilton Mac Connico , Garouste et Bonetti, Olivier Gagnère ou Sylvain Debuisson, et l’on renouvelle les produits en permanence. De réels problèmes économiques se posent : entre ventes et rachats de sociétés, plans de réduction d’effectifs, difficulté de renouvellement d’une main-d’œuvre très spécialisée, explosion des coûts de fabrication et recherche de rentabilité maximale, les verreries et cristalleries ont du mal à s’adapter. Le changement des comportements sociaux provoque un désintérêt de la clientèle pour les services de luxe autrefois considérés comme patrimoniaux. Elles peinent à conserver leur place dans l’économie, malgré une ouverture commerciale internationale et une image et un savoir-faire incontestés.
Le vitrail est toujours d’actualité. Plusieurs ateliers de maîtres-verriers continuent à la fois dans le domaine de la restauration, et plus rarement dans celui de la création contemporaine, tant pour de nouveaux bâtiments que pour une intégration dans des monuments anciens, comme les vitraux de Jean-Pierre Raynaud à Noirlac ou ceux de Pierre Soulages à Conques. Il convient aussi d’accorder une place à l’utilisation du verre par les peintres et les plasticiens contemporains : les compositions spatiales de l’art cinétique ou celles en néon de François Morellet, les assemblages de divers matériaux du nouveau réalisme (Martial Raysse, par exemple). Nombre de plasticiens qui ne sont pas verriers mêlent le verre à toutes sortes d’inventions : Jean-Michel Alberola, Claude Lévêque ou Sarkis, et leurs néons si dissemblables. Daniel Pommereulle et Daniel Buren et ses reflets de rayures dans des miroirs qui troublent la perception. Et Piotr Kowalski avec ses architectures luminocinétiques ou ses vidéos. Au début du 21ème siècle, la question ne se pose plus de savoir si nous sommes à l’âge du verre puisque le verre a envahi le quotidien comme la science. De même que la peinture ne semble pas avoir dit son dernier mot, il restera certainement, au-delà des modes, un médium artistique privilégié.
Si cette histoire du verre du 19ème au 21ème siècles, rassemblée dans le premier volume de l’ouvrage de Yves Delaborde, vous a converti aux sortilèges de cet art, plongez-vous dans le deuxième volume, encore plus copieux, où des notices biographiques illustrées et un incomparable lexique technique lui aussi explicité par l’image vous rendront définitivement inconditionnels.
Yves DELABORDELE VERRE, Art et design
Courbevoie, ACR Édition Internationale, 2011
NS 75422
Sur l’art du verre, vous pouvez lire
AYROLLES (Véronique). François Décorchemont, maître de la pâte de verre. Paris, Ed. Norma, 2006. 351 p
ALP 748 "19" Ayr et NS 77890
BARDIN (Christophe). Daum, 1878-1939, une industrie d'art lorraine. Metz, La Serpenoise, 2004. 323 p
NS 74518
BARRAL I ALTET (Xavier). Art et lumière, le vitrail contemporain. Paris, La Martinière, 2006. 215 p
ALP 748.5 "19" Bar et NS 77929
BERTRAND (Gérard). Schneider maitre verrier. Dijon, E. Faton, 1995. 239 p
NS 57660 différé
BLOCH-DERMANT (Janine). G. Argy-Rousseau : les pâtes de verre, catalogue raisonné. Paris, Ed. de l’Amateur, 1990. 225 p
ALP 748 "1914-1937" Blo et NS 38193 différé
BLOCH-DERMANT (Janine). L’Art du verre en France 1860-1914. Paris, Denoël, 201 p
ALP 748 (44) "1860-1914" Blo et NS 42674 différé
BLOCH-DERMANT (Janine). Le verre en France d'Emile Gallé à nos jours. Paris, Ed. de l’Amateur, 1986. 390 p
ALP 748 (44) "1860-1986" Blo
BLOCH-DERMANT (Janine). Le verre en France, les années 80. Paris, Ed. de l’Amateur, 1988. 158 p
ALP 748 (44) "1980-1988" Blo
DUPONT ROUGIER (Vincent). Jardins de cristal, Baccarat, Daum, Lalique, St-Louis. Paris, Gallimard, 2008. 123 p
NS 64772 différé
INGOLD (Gérard). Saint Louis de 1586 à nos jours, de l'art du verre à l'art du cristal ... Paris, Denoël, 1986. 157 p
ALP 748(44) "1586-1986" Ing et NS 32614 différé
MARCHAL (Jean). Les Vitraux de François Décorchemont. Paris, P. Lethellieux, 2001. 128 p
NS 65257 différé
MARCILHAC (Félix). René Lalique, 1860-1945, maître-verrier : analyse de l'oeuvre et catalogue raisonné. Paris, Ed. de l’Amateur, 2006. 1063 p
RES 3291
MAZET (Mireille). A. Colotte, sculpteur sur verre et sur cristal. Paris, Ed. de l’Amateur, 1994. 255 p
ALP 748 (44) Maz et NS 43823 différé
SAUTOT (Dany). Baccarat, une manufacture française. Paris, Massin, 2003. 277 p
ALP 748 (44) Bac et NS 74302
VELLAY (Dominique). La Maison de verre, le chef-d'oeuvre de Pierre Chareau. Arles, Actes Sud, 2007. 159 p
ALP 745.92 Cha et NS 77990
[Exposition, Nancy, Musée de l’École de Nancy, 2010]. Paul Nicolas, 1875-1952, itinéraire d'un verrier lorrain. 99 p
ALP 748(44) "1900-1950" Nic et CE 30459
[Exposition, Paris, Musée des Arts décoratifs, 1998]. Erik Dietman, le nez dans le verre, un verre dans le nez. Paris, Ed. du Regard, 1997. 132 p
NS 67714 différé
[Exposition.Saint-Denis, Musée municipal d'art et d'histoire, 1994]. Auguste Heiligenstein 1891-1976 : émailleur sur verre et céramique. Paris, Delpha, 1994.
ALP 738.4 (44) Exp et CE 14581 différé
[Exposition, Troyes, Musée d’Art moderne, 2010] Maurice Marinot, Troyes 1882-Troyes 1960 : penser en verre. 207 p
ALP 748 "19" Mar et CE 28937