Société des Amis de la Bibliothèque Forney



L'IMAGE DU PAYSAN DANS LA PUBLICITÉ


par Claudine CHEVREL


Article de Claudine Chevrel, (Conservateur en Chef à la Bibliothèque Forney), paru dans la revue SABF (Sté des Amis de la Bibibliothèque Forney) 2008 - Bulletin n° 177



Le fonds iconographique de la Bibliothèque Forney rassemble une collection d'images d'une incroyable diversité : affiches publicitaires, images d`Épinal, cartes postales, étiquettes de fromage et de fil, buvards et protège-cahiers, tableaux pédagogiques... Sans oublier des papiers peints et des toiles imprimées.

Au-delà de l'attrait immédiat qu'exercent ces documents hauts en couleurs auprès des grands enfants que nous sommes tous restés, ils témoignent plus subtilement de l`époque ou ils ont été créés.
L'histoire polifique et sociale s`y révèle en filigrane. Les styles graphiques changent sous l'influence des grands mouvements artistiques successifs. Les documents publicitaires taduisent plus particulièrement les bouleversements économiques et sociaux avec l`apparition progressive de l'économie de marché et de la société deconsommation. Tous se parent du charme de la nostalgie, du bon vieux temps passé, qu'il s'agisse d'un chromo 1900 ou d'une affiche des années 1970, et des constantes apparaissent, correspondant à un imaginaire collectif qui défie le temps.

La France étant longtemps restée un pays essentiellement rural, les valeurs prêtées au monde de la terre (frugalité, patience, prudence, solidarité, culte du travail bien fait) ont modelé durablement nos mentalités. Littérature, musique, peinture, sculpture, imagerie populaire et publicitaire ne pouvaient ignorer une partie si importante de la population, pittoresque à souhait, valorisante à représenter pour des artistes épris de belles académies et de paysages verdoyants, champ d'expérimentation sans fin pour les philosophes, les politologues et les écrivains.

La figure du paysan dans l'inconscient collectif français a surtout été façonnée par et pour les citadins, pour des raisons idéologiques ou commerciales et imposée aux ruraux, qui ont parfois bien du mal à s`y reconnaîfre. Ambivalente, tantôt Jean qui grogne ou tantôt Jean qui rit, elle varie au fil des siècles, selon les circonstances politiques ou la situation économique.











Jean qui grogne, c'est la terrible description de La Bruyère dans "Les Caractères" : "L'on voit certains animaux farouches, des mâles, et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine ; et en effet ils sont des hommes". Voila donc le paysan exploité, dont le désespoir éclate en de sauvages jacqueries et qui fait peur aux riches propriétaires.
Balzac dans " Les Paysans" (" ll n`y a pas besoin d'aller en Amérique pour observer des sauvages"), Zola dans " La Terre" vont perpétuer cette vision d'un être fruste, violent, soumis a des pulsions et de bas instincts. Dans ses contes et nouvelles, Maupassant peint des fermiers normands rusés et cupides, beaucoup plus retors.

Dès qu'une guerre éclate, alors que les restrictions alimentaires apparaissent, voila les fermiers accusés de spéculer sur la pénurie et de remplir leurs lessiveuses de billets de banque au détriment des citadins affamés. Aujourd'hui encore, les media privilégient une certaine image de violence puisque les paysans n'ont les honneurs de l'actualité que lorsqu'ils manifestent de façon souvent musclée. Quand la menace s'éloigne, la crainte fait place, de la part de l'habitant des villes, a une condescendance teintée d`un fort sentiment de supériorit : le paysan devient lent, lourdaud et incurablement naïf, à l'image de Bécassine. Les villageois ne sont pas en reste, ils se méfient de "l'étranger" et le cri "Parigot, tête de veau" a longtemps scandé d'homériques guerres des boutons entre enfants des villes et enfants des champs.

Jean qui rit, ce sont "Les Nuées" d'ArisTophane, la vogue des romans précieux avec des bergers amoureux pour héros (que l'on retrouve sur les toiles de Jouy et les papiers peints), l'alacrité de Madame de Sévigné ("Faner est la plus jolie chose du monde, c'est retourner du foin en batifolant dans une prairie... "), le Hameau du Trianon de Versailles, les écrits de Jean-Jacques Rousseau puis de Georges Sand : "J'ai vu et j'ai senti par moi-méme, avec tous les êtres civilisés, que la vie primitive était le rêve, l'idéal de tous les hommes et de tous les temps" (François le Champi).
Plus tard, René Bazin, Jean Giono se feront les chantres du monde de la terre, et Marcel Pagnol dans ses films tels Angèle (T934), Regain (1937) ou La Fille du puisatier (1940) opposera la ville corruptrice a la simplicité biblique de la vie à la campagne. Les "romans paysans", de Claude Michelet à Bernard Clavel, ainsi que les livres de souvenirs comme "Le Cheval d'orgueil" de Pierre-Jakez Hélias en T975 ou "Une soupe aux herbes sauvages" d'Emilie Carles en 1976 rencontrent toujours un grand succès de librairie. Chaque année, les Parisiens communient avec leurs frères des champs à la grande messe du Salon international de l'agriculture, abondamment commenté dans les média, de façon dithyrambique cette fois. Ainsi se perpétue le mythe de l'âge d'or et des bergers d'Arcadie, de l'innocence originelle, d'une vie libre et harmonieuse sans contrainte, en harmonie avec une nature toujours accueillante.

Jean qui rit, c'est aussi la noble figure nourricière du peuple français, attaché charnellement à son terroir, représentation de la nation et de la patrie. La dureté du travail de la terre, l'exaltation de l'effort physique induisent un code moral rigoureux que les politiques ont su mettre en avant lorsqu'il s'agissait de gagner des électeurs récalcitrants à la République, de convertir dans l'enthousiasme le cultivateur en soldat ou de le convaincre de sacrifier son bon argent pour soutenir l'effort de guerre.
Face à l'ouvrier perverti par les tentations de la ville et qui veut bouleverser l'ordre social, le paysan, par son abnégation et sa soumission au cours naturel des choses, constitue le noyau sain de la nation, vers lequel on se retourne en cas de défaite morale et militaire. L'école primaire et laïque perpétue cette image vertueuse de la vie champêtre : les élèves s'instruisent en lisant "Le Tour de France par deux enfants" de G. Bruno (1877) et commentent les tableaux pédagogiques accrochés aux murs de la classe, dans lesquels les scènes de moisson côtoient les grandes figures de l'Histoire de France.











C'est évidemment la vision positive et valorisante que vont mettre en valeur propagande et publicité puisqu'il s'agit de convaincre et de séduire, soit en flattant les idées reçues des citadins qui voient la campagne comme un décor reposant, soit en présentant aux hommes de la terre, qui ont souvent le sentiment d'être méprisés et incompris, un miroir rassurant et flatteur. À chaque génération, des affichisfes connus relèveronf le défi : Frédéric Hugo d'Alesi, Firmin Bouissef, Jules Chéret, Francisque Poulbot, René Vincent, Edgard Derouet, Hervé Morvan, Jean-Adrien Mercier, Jacques Auriac, Philippe Foré...

Les affiches destinées aux consommateurs et qui concernent des produits finis (beurre, fromage, gateaux...) décoraient les murs des villes où elles étaient vues par des centaines de badauds, celles destinées aux agriculteurs pour les inciter à acheter des machines, des engrais ou des aliments pour bétail, ne pouvant compter sur cet effet de masse, étaient accrochées à l'intérieur, dans l'atelier du charron, du maréchal~ferrant, du bourrelier, dans la boutique du grainetier, plus tard chez le garagiste dépanneur.
Développant cette action de proximité, les firmes de fabrication de machines agricoles, d'engrais ou de farines alimentaires pénètrent peu à peu dans la cuisine même des fermiers, pourtant méfiants de nature, par le biais des calendriers primes qui rythment leur vie quotidienne. Les enfants de la communale, agriculteurs en herbe pour certains, utilisent des buvards et des protège-cahiers vantant les mérites de tracteurs ou les bienfaits d`engrais chimiques au pouvoir miraculeux.

Les affiches des villes se conforment à la vision idyllique de la campagne et obéissent, à la fin du XIXe siècle, aux canons esthétiques en vigueur dans les cercles cultivés. Les affichistes, formés dans les ateliers des Beaux-Arts, reprennent le thème des bergers amoureux, utilisent allégories et symboles (semeuse, déesse Céres), multiplient les nus académiques et laissent percer dans leurs compositions de type chromo des réminiscences de peintres comme les frères Le Nain, Millet, Rosa Bonheur ou Bastien-Lepage, ce qui confère une valeur artistique à des produits de consommation courante.

Les paysans sont souvent représentés au repos, dans de nobles attitudes, les femmes posant comme d'aguichants modèles, la famille unie groupée autour de la table de la cuisine. La présence de costumes folkloriques, qui ne sont déja plus portés au quotidien, ajoute au pittoresque de la composition, accentuant le décalage avec la ville. Les étiquettes de fil ou de fromage privilégient les paysans d'opérette, caractérisés par quelques accessoires caricaturaux : haute coiffe en dentelle pour les femmes, blouse vague, foulard autour du cou, bras robustes ou joues vermillon pour les hommes, sabots pour tous. Même l'utilisation de la photographie couleur, à la fin des années 1950, ne tarit pas cette veine folklorisante. L'action est réservée aux affiches patriotiques, semeur ou laboureur arpentant son champ, jeunes moissonnant dans l'allégresse,Marianne béchant le sol de la patrie, sans que jamais soit souligné l'effort. Seule, la stylisation propre aux années 1960, avec ses fonds unis et ses personnages croqués en quelques traits, apporte une note d'humour.

Le peuple des campagnes n'a pas de temps à perdre : il veut du concret, et n'apprécie pas les fioritures. Les affiches qui lui sont destinées vont donc à l'essentiel. Les machines, représentées avec réalisme, occupent la majeure partie de la composition, menées par l'homme, la femme servant d'accort faire-valoir. Un bandeau en réserve au bas du document permef d`indiquer l'adresse du revendeur local. En dépit de ce parti pris d'objectivité, qui fait de ces affiches bien souvent anonymes, les premières compositions graphiques à mettre en valeur des objets industriels avec le même soin que des œuvres d'art, on sent percer dans les images de la fin du XlXe siècle l'influence de l'Art Nouveau par l'importance des cartouches aux formes sinueuses dans lesquels s'insèrent les images.

Les paysans aiment se retrouver dans ces représentations réalistes de leur vie quotidienne, enjolivées par un ciel toujours bleu, un soleil toujours brillant, et des champs florissants dans lesquels les machines s'intégrent à la perfecfion. Ils s'identifient sans peine aux protagonistes au physique avantageux, souvent représentés de dos ou en profil perdu pour ajouter de la dynamique à la composition. Avec l'Art Déco, les compositions se font plus géométriques ef stylisées, la couleur se pose en larges aplats vifs au lieu des délicates nuances aquarellées d'Hugo d'Alesi qui savait transformer une publicité pour des engrais en un tableau digne de Millet.
Dès la fin des années 1950, le procédé offset, en permettant l`intégration de photographies qui font nécessairement plus "vrai" que le trait stylisé d'un dessin, apporte un élément de réalisme supplémentaire et favorise le processus d'identification. C'est l'époque où, conformément au discours de l'État, le bonheur et la réussite passent par la mécanisation et la motorisation. Les affiches dessinées, par leur fond coloré, le dynamisme des compositions, l'humour des dessins faussement naïfs de graphistes marqués par le style de Savignac, participent de l'optimisme général.











L'affiche agricole a disparu aujourd'hui. Les ateliers graphiques qui travaillent pour les puissantes compagnies agro-alimentaires conçoivent désormais des logotypes ou des conditionnements de produits. Curieusement, le personnage du paysan reste très présent dans la publicité commerciale et le monde de la communication en général. Dans les spots publicitaires qui ont majoritairemenf remplacé les compositions graphiques, on voit toujours des fromagers à grosses moustaches et à accent et des bergères "cotillon court et souliers plats", comme la Perrette du bon Jean de la Fontaine. Des enfants habillés à l'ancienne courent dans la campagne aux couleurs de l'automne et mangent des saucisses, la mère Denis trempe son linge au lavoir et la laitière de Vermeer continue à régaler petits et grands.
Ces clichés que l'on aurait pu croire usés jusqu'a la trame, continuent malgré tout à être efficaces tant il semble difficile de faire le deuil de la culture paysanne et de ses valeurs. D'ailleurs, l'évolution continue, on voit aujourdhui sur les écrans des paysans surfant sur leur ordinateur portable ou planifiant dans leur cuisine pur Formica le plan de lancement marketing de leurs yaourts bio.
On constate simplement que le petit village au clocher pointu, éternel arrière-plan, tend à disparaître au profit de belles étendues d'herbes vertes plus épurées qui évoquent les pelouses des résidences secondaires et nous parlent de ressourcement et de positionnemenf éthique. Face aux préoccupations de développement durable, le Jean qui rit triomphant des trente glorieuses se transforme de nouveau en Jean qui grogne, esclave d'une agriculture productiviste qui ne respecte plus le cycle des saisons et pollue l'écosystéme. À leur vision utilitariste de la terre, outil de travail bien souvent hérité et qui doit rapporter, s'oppose celle de campagne-décor, lieu de bien-être et de ressourcement, des "urbains", avec lesquels ils doivent désormais partager leur espace vital.
Claudine Chevrel