Société des Amis de la Bibliothèque Forney



L'ATELIER PRIMAVERA
ATELIER D'ART DES GRANDS MAGASINS DU PRINTEMPS


par M. Alain-René HARDY


Lors de l'assemblée générale de la Société des Amis de la Bibliothèque Forney, le 13 mars dernier, M. Alain-René Hardy, membre de longue date du conseil de la SABF, a proposé une conférence sur l'atelier Primavera (sur lequel il achève une importante monographie, sortie prévue le 1er octobre 2013, aux éditions Faton sous le titre "L'Atelier Primavera 1912-1972"). En voici un aperçu. Chercheur assidu à la bibliothèque, il est spécialiste du commerce des antiquités de la première moitié du 20 ème siècle et expert à l'Hôtel Drouot ; il enseigne également l'histoire des Arts décoratifs de la même période dans des institutions d'enseignement supérieur.

Sans la rencontre de Pierre Laguionie, jeune cogérant des Grands magasins du Printemps et de René Guilleré, avocat à la brillante personnalité, fondateur de la récente "Société des Artistes décorateurs", il est à douter que les grands magasins parisiens auraient jamais connu d'ateliers d'art. Tous les deux sont des partisans convaincus des thèses prônées par les jeunes décorateurs progressistes :

Or, voici que ces deux hommes, rencontre inévitable vu leur implication respective dans le débat en cours, sont mis en contact vers 1910. Le directeur du Printemps, puissant outil commercial doté d'importants moyens de production, a déjà organisé des concours d'art décoratif et même tenté quelques initiatives d'édition de mobilier "moderne" avec André Hellé (Salon d'Automne 1910), puis Louis Bigaux, exposé l'année suivante au Grand Palais; mais c'est l'intellectuel, René Guilleré qui, par sa dynamique, son opiniâtreté et son entregent, donnera leur efficacité aux essais de bonne volonté, mais incertains, de Pierre Laguionie.
En effet, Guilleré fait partie de ces rares hommes qui consacrent une énergie sans limite à réaliser ce que leur dicte leur raison. On l'a vu à l'œuvre dans la création de la "Société des Artistes décorateurs"! Sans délai, tous deux prennent conscience de leur complémentarité; de la mutuelle confiance surgira leur projet : mettre la force d'un formidable agent commercial au service des idées nouvelles et devenir en contrepartie le passage obligé des consommateurs de la nouvelle esthétique. Donnant donnant. Le Printemps n'entend pas être mécène, mais commanditaire, de la structure en création, bien décidé à en retirer, en sus du prestige, du profit. L'entreprise d'emblée est voulue artistique et commerciale, commerciale et artistique; cette dualité, souvent vécue à l'époque comme antagonique, constituera, assumée, l'un des ferments de la réussite.

Ainsi naît l'Atelier (comme lieu de travail et de recherche) Primavera (comme Printemps "en sa verte nouveauté"). Guilleré habilement évite d'en confier les destinées à l'un des prestigieux décorateurs de ses amis, mais place plutôt à sa tête son épouse, Charlotte Chauchet, peintre-décoratrice confirmée, se réservant ainsi la direction de fait, celle qui assigne les buts et les moyens; il l'entoure de collaborateurs, de formation de préférence artistique, dont la jeunesse est garante de l'enthousiasme à créer dans la direction définie. Les tout-débuts de l'Atelier Primavera nous restent d'autant plus mal connus que l'élan initial fut stoppé net en 1914. Néanmoins, son activité, immédiatement prolifique, se solda par la création et la diffusion de plus de 800 modèles au cours de sa première année d'existence. La Grande Guerre imposa la mise en sommeil du projet, seulement ajourné, et, à peine l'armistice signé, il reprit un développement impétueux.

Reconfirmés par la direction, qui accordera toujours une grande autonomie à Primavera, les Guilleré organisent alors fébrilement l'activité de l'Atelier; ils recrutent de talentueux jeunes gens pratiquement tous âgés de moins de trente ans et acquis à l'esthétique émergente (Marcel Guillemard et Louis Sognot chargés du mobilier et de la décoration, Madeleine Sougez et Claude Lévy plus spécifiquement consacrées à la création d'objets, J.F. Thomas et S. Olesiewicz responsables des peintures murales, etc.); ils rachètent la Faïencerie de Ste-Radegonde, commissionnent des céramistes novateurs tels que Louis Lourioux et Paul Jacquet, et dynamisent des fabriques essoufflées autant par la routine que par la guerre, comme Longwy ou Soufflenheim, pour que soient mis en œuvre fidèlement les idées conçues et les projets dessinés à Paris par les artistes de l'Atelier. Bien sûr, ils font aussi appel à des personnalités extérieures, achetant des maquettes textiles à E.A. Séguy, rétribuant ponctuellement Ruhlmann pour ses conseils artistiques, mettant sur pied des collaborations, souvent épisodiques, avec des décorateurs, des céramistes que la postérité n'a pas oubliés : Jean Burkhalter, Philippe Petit, René Buthaud, Fernand Nathan, Jean Besnard....

La production se développe avec un perceptible enthousiasme dans tous les secteurs liés à la décoration intérieure: mobilier et sièges bien sûr, mais aussi tissus et papiers peints, luminaires, tapis, miroirs, vases et statuettes en toutes matières, de la céramique au bronze en passant par le verre. Si bien qu'à son dixième anniversaire, Primavera peut se targuer d'avoir produit plus de 9.000 modèles (environ 3 par jour !). La création, qui s'épanouit dans une grande liberté, porte du coup l'empreinte personnelle de son auteur; ce qui explique qu'il n'y a pas un style Primavera; ou mieux, que le style Primavera est précisément multiple, protéiforme, divers jusqu'à l'éclectisme.

Ne négligeons pas non plus le renouvellement voulu par le temps, usure des modes, évolution des artistes, rajeunissement du personnel (en 1927, une toute jeune fille nommée Colette Gueden vient se présenter à la directricel... son destin va devenir inséparable de celui de l'Atelier dont elle ne se séparera qu'à sa retraite), nombreux facteurs qui provoquent une évolution rapide de la stylistique créative à tel point qu'en un quart de siècle (1913-1939) plusieurs époques fortement différenciées se succèdent dans la production. Mais en permanence persistent les deux caractéristiques fondatrices qui incarnent le syncrétisme de l'art et du commerce: création au goût du jour d'une part (“L'Atelier Primavera ne 'fait pas du moderne', il est moderne”), à des prix abordables d'autre part ("un art à bon marché"), ce que résume fort bien la formule de Pierre Mac Orlan : "des objets séduisants à tirage limité qui ne coûtent pas cher".



Pavillon Primavera
Pavillon Primavera



Mais il ne suffit pas de les concevoir et de les proposer séduisants et “à la portée de tous", il faut aussi vendre ces produits nouveaux. C'est pourquoi Primavera, à l'instar des Groult et des Follot, des Ruhlmann et des Dufrène, visera d'abord à réaliser d'entiers ensembles pour une riche clientèle ou pour des organismes publics ou privés (ambassades, hôtels, casinos); d'où la nécessité de se faire connaître et apprécier, et pour cela, de participer aux grandes manifestations d'art décoratif (Salon des Artistes décorateurs, Salon d'Automne, des Artistes français, de la Décoration contemporaine, expositions thématiques du Musée Galliera); par ce biais, l'existence et le travail de Primavera seront très vite reconnus et salués par la critique. Mais il importe aussi de conquérir le public non averti, et en premier lieu, celui que le magasin a le privilège de compter comme client; la communication va donc se développer prioritairement au sein des catalogues du magasin, qui sont alors nombreux et à fort tirage; Primavera réussira ainsi à partir de 1922 à y insérer chaque année la représentation de plus de 60 de ses créations, propageant ainsi très loin les linéaments du style moderne; propagande relayée par les propres catalogues du rayon et les plaquettes de présentation de son activité distribuées aux clients comme aux visiteurs.

On ne sait pas si l'entité “Primavera” engendra une véritable rentabilité financière; en tout cas, le bénéfice d'image fut certain et considérable: le Printemps, magasin de nouveautés, magasin de la mode et de la femme, par excellence, put ainsi ajouter à son arc la corde de l'équipement de la maison et prendre en tête le virage du modernisme. Ce pourquoi s'empressèrent de l'imiter la plupart de ses concurrents et fleurirent les ateliers d'art dans les grands magasins, confiés à des décorateurs célèbres ou destinés à le devenir. Aucun de ces émules n'égala l'atelier d'art du Printemps, même si, l'instant d'une Exposition des Arts décoratifs (1925), ils purent faire illusion avec de magnifiques Pavillons où la dépense fut profuse. L'imminence de cette exposition, dont Guilleré avait été l'un des initiateurs, galvanisa les membres de l'Atelier tant dans l'abondance (5.000 modèles créés en 3 ans !) que dans la hardiesse et Pindépendance de leurs créations. C'est alors que l'on vit véritablement apparaître sur les Salons, dans les catalogues du Printemps et les revues de décoration, des meubles d'allure vraiment moderne, des bibelots neufs d'esprit, pleins de verve et de fantaisie où se donne libre cours sa créativité légendaire.



Pavillon Primavera
Pavillon Primavera. Intérieur.



L'esthétique réactive des années 1910-15 était bel et bien devenue obsolète et Primavera contribuait à inventer le moderne, ce moderne arboré en bannière par l'Exposition des Art Décoratifs précisément... modernes, où son Pavillon (à l'enseigne de Primavera, et non du Printemps), conçu par Henri Sauvage, fut l'un des plus remarqués pour son originalité.

Et là où l'atelier d'art du Printemps marque sa différence avec “La Maîtrise” (atelier d'art des Galeries Lafayette) ou le “Studium” (atelier d'art des grands magasins du Louvre), ce n'est pas seulement dans son antériorité de précurseur, c'est aussi, et même peut-être plus, dans sa volonté de consolider les acquis, sa capacité à continuer le mouvement : à peine refermées les portes somptueuses de l'Exposition et mis à bas les palais du provisoire, non loin, sur la rive droite, se préparait déjà l'Exposition de 1926: la Petite Foire des Arts décoratifs que Primavera célébrera désormais tous les ans, la transformant ultérieurement en Exposition d'artisanat, puis en Fêtes du Printemps dont Colette Gueden sera l'inégalable ordonnatrice.

Et même si, après l'Exposition, Dufrène et Follot déployèrent pendant quelques années encore les fastes de leur inépuisable talent aux Salons d'Automne et des Décorateurs, on ne trouve jamais réunis dans les ateliers dont ils furent les animateurs les caractères qui rendent incomparable la personnalité de Primavera: la spontanéité et la sincérité de l'engagement, l'exubérance et l'enthousiasme de la création, l'abondance et la diversité de la production, la longévité et le renouvellement, toutes qualités spécifiquement printanières.





BIBLIOGRAPHIE


Depuis cette conférence, A.-R. Hardy, qui conduisait depuis de nombreuses années recherche et écriture sur l'atelier du Printemps, a publié en un gros volume monographique le compte rendu de ses connaissances :

Alain-René HARDY. Primavera, atelier d'art du Printemps, 1912-1972. Editions Faton, Dijon, 2014. 540 pp.



À la Bibliothèque Forney, vous pouvez consulter :

Les catalogues des grands magasins du Printemps, Primavera, de 1917 à 1938
CC 274

L'atelier Primavera des Grands magasins du Printemps à l'Exposition des arts décoratifs de 1925
Dans : Vogue, août 1925, p 37, 50
PER D 125

Au Printemps : l'atelier Primavera
Dans : la Renaissance de l'Art français et des Industries de luxe, 1918, pp 174-176
PER BX8

BIDOU (Henry). Les quatre grands ateliers modernes, Primavera, La Maîtrise, le Studium, Pomone.
Dans : Vogue, novembre 1925, n°11, pp 39-44 PER D 125

CARACALLA (Jean-Paul). Le Roman du Printemps, histoire d'un grand magasin, Paris, Denoël,1989. 167 p
ALP 381.51Car

FAVETON (Pierre). Primavera, l'art décoratif du Printemps
Dans : Art et décoration, octobre 2000, n° 378, pp 180-185
Per LE1

GUILLERÉ (René)-Lettre à l'amateur de céramique par le directeur de-l'atelier) Primavéra au Printemps. Paris : Atelier Primavera, [ca 1194] : Impr. A. Tolmer. 43 p
NS 44347 différé

JEAN (René). Le rôle des grands magasins dans la diffusion de l'art contemporain).
Dans : la Demeure françaiise, 1925, n° 1 , pp 53-57
PER LE30 RES

MOUREY (Gabriel). Histoire générale de l'art français de la Révolution à nos jours.
Tome 3 : l'Art décoratif. Paris, Librairie de la France, [1922]. 340 p
NS 6296 3 différé

MOUSSINAC (Léon). Intérieurs. Tome 3 et 4. Paris, Albert Levy, 1925-1926
NS 6227 3 et 4 différé

REMON (Georges). Nos artistes décorateurs à l'Exposition : le groupe Primavera
Dans : Mobilier et décoration, 1928, n°8 pp 123-130
PER LE29

RIM (Carlo). Le bibelot moderne et l'Atelier Primavera
Dans : Art et Décoration, 1929, tome 2, pp 145-156
PER L1

SENTENAC (Paul). Le pavillon de Primavera
Dans : la Renaissance de l'Art français et des Industries de luxe, août 1925, pp 370-373
PER BX8

TROY (Nancy J.) Modernism and the decorative arts in France. Art Nouveau to le Corbusier. Newhaven, Yale University Press, 1991. 300 p
NS 35629 2 différé

VALOTAIRE (Marcel). La Maîtrise , a creative force in décorative art
Dans : the Studio, novembre 1928, volume 96, n° 428 pp 324-330

VARENNE (Gaston). Colette Gueden ou l'aimable fantaisie
Dans : Art et décoration, janvier 1933, tome 62, pp21-30
PER LE1


Ouvrages de l'auteur de l'article : Alain-René HARDY
HARDY (Alain-René) et MlLLET (Gaëlle). Jacques Adnet. Paris, les Ed. de l'Amateur, 2009. 260 p
NS 78188

HARDY (Alain-René) et GlARDl (Bruno). Les craquelés Art Déco : histoire et collection. Domont, Pénthesilia, 2009, 319 p
NS 78246

HARDY (Alain-René). Tissus Art Déco en France. Paris, Langlaude, 2001. 255 p
ALP 745.52(44) "1920-1930" Har et NS 59481 différé





Un lien :

Page Primavera Ministère de la Culture